À un moment donné on a entendu Lambert dire, toutes les idées de gauche me désertent peu à peu. À quoi Jeanne a répliqué, avec une audace qui aurait été suicidaire il y a quelques années dans le même cénacle, moi elles ne m’ont jamais habitée ! Ni moi ! a gloussé Lydie, très à l’aise en compagnie. Ni lui ! a dit Pierre. Qu’est-ce que tu racontes, toute ma vie j’ai voté à gauche contre vents et marées, s’est défendu Lambert, on m’accuse même d’être un vieux gaucho. Serge a revendiqué le titre pour lui seul dans cette pièce et quelqu’un a demandé si « gaucho » était traduisible dans une autre langue. On a tous lancé des mots, éliminant d’un commun accord la possibilité d’un équivalent anglo-saxon. Gil Teyo-Diaz, notre expert en monde hispanique, a dit, progre , citant au passage le héros de BD barbu, Quico, el progre . J’ai dit, et en italien, vous diriez quoi Jean-Lino ? Je l’ai vu rougir, confus d’être soudain mis en avant, il a cherché un petit secours du côté de sa femme qui, elle, frétillait, il a bredouillé on ne sait trop quoi pour finir par articuler : sinistroide . Sinistroide ! Le mot a fait rire et on lui a demandé si on pouvait dire, un vecchio sinistroide . Il a dit qu’il ne voyait pas d’inconvénient à cette formulation, mais qu’il n’était pas non plus un Italien d’Italie, qu’il n’était pas certain du mot, enfin qu’il ne pouvait rien affirmer dans ce registre, ne parlant italien, et jamais politique, qu’avec son chat. Il s’est attiré la sympathie générale et est devenu à son corps défendant un chouchou de la soirée.
La jeunesse nous quitte ! a lancé Serge quand Emmanuel a tenté de filer en douce. Le pauvre a dû revenir dans le salon pour une tournée d’au revoir. Je l’ai vu rester longtemps debout, curieusement plié devant Lydie, quand j’ai réalisé qu’elle lui avait pris la main et lui parlait sans la lâcher comme font les gens qui ne doutent pas de leur magnétisme et dont l’âge autorise la familiarité physique. Catherine a demandé à Jean-Lino s’il avait des enfants. Son visage s’est illuminé, il a parlé d’une joie qui lui était venue du ciel et le nom de Rémi est arrivé à ses lèvres. Peut-être qu’on invente sa joie. Peut-être que rien n’est réel, ni joie ni peine. Jean-Lino appelait joie l’inespéré d’une présence enfantine à ses côtés. Il appelait joie l’inespéré de s’occuper d’un autre être, d’en prendre soin. Voilà comment Jean-Lino était fabriqué. L’infernal Rémi était la joie tombée du ciel.
Au moment où Emmanuel partait, sont arrivés Etienne et Merle Dienesmann. Merle venait d’interpréter (elle est violoniste) le Requiem de Dvořák à Sainte-Barberine. Etienne est le plus proche ami de Pierre. Depuis plusieurs mois, sa vue s’altère. Dans son garage, il stocke des luminaires qu’il achète en raison de sa dégénérescence maculaire fatale. Il refuse catégoriquement d’en parler en société et fait comme si de rien n’était (c’est de moins en moins possible aujourd’hui). Le garage étant sans électricité, quand il pénètre dans ce box pour entreposer ou prendre ce qui est censé l’aider à voir, il ne voit rien, à moins d’y aller avec un projo de mille watts. Etienne était prof de maths comme Pierre, maintenant il enseigne les échecs à des gosses pour des associations. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre de son état. Ses yeux perdent peu à peu leur éclat mais quelque chose d’autre, que je ne saurais définir, dans son visage, est apparu, de persévérant et noble. Merle fait aussi comme si de rien n’était, mais je la vois insensiblement rapprocher le verre du goulot quand Etienne sert ou d’autres petits gestes infimes qui me bouleversent.
Jeanne a passé une partie de la fête, portable et lunettes en main, absorbée dans une correspondance fébrile. Serge faisait celui qui ne voyait rien. D’humeur taquine (adorablement lourd), groom et maître d’hôtel, parlant à tout le monde, essayant même d’amuser Claudette El Ouardi, il me rendait les choses légères et faciles. Même s’il n’était plus jaloux de sa vie actuelle, je n’ai pas compris qu’elle se comporte avec cette grossièreté. Ma sœur m’est apparue monstrueuse. Une femme pathétique sur ses échasses de gamine, indélicate et vulgaire. Passant près d’elle, j’ai dit, arrête, sois un peu avec nous. Elle m’a regardée comme si j’étais aigrie et chiante, et elle s’est juste un peu déplacée. Ça a failli me gâcher la soirée, mais à la voir de dos, penchée sur l’appareil, les cheveux teints ruisselants sur la bosse de bison, engouffrée depuis tant d’années dans la banalité de la vie, je me suis dit qu’elle avait absolument raison de saisir au vol l’avironneur, le fouet, les mots salaces, de se contrefoutre de l’ex-mari jovial, des convenances tant qu’il en était encore temps.
Gil Teyo-Diaz et Mimi Benetrof revenaient eux d’Afrique australe (tout le monde voyage, sauf nous). Gil a expliqué comment il s’était retrouvé nez à nez, non pas avec un seul, ni même deux, mais trois lions couchés. Homme et bêtes se sont jaugés, a-t-il dit, et personne n’a bougé ! Personne n’a bougé parce que les lions se trouvaient à cinq kilomètres et que tu les as observés à la jumelle depuis la jeep, a dit Mimi. On a ri. Danielle riait, le corps collé à Mathieu Crosse. Dans l’extrême sud de l’Angola, a poursuivi Gil, nous avons navigué sur la Gounéné infestée de crocodiles. Selon Mimi, ils avaient vu un bébé croco sur un rocher — qui aurait aussi pu être une branche —, et c’était au nord de la Namibie. Gil a affirmé qu’il avait des photos de crocos terrifiants prises à moins de deux mètres. Bien sûr, a dit Mimi, il les a prises dans le zoo de Johannesburg. Elle dit n’importe quoi, a dit Gil, et de toute façon, on n’est pas près de refaire ce genre ce voyage vu que Mimi ne gagne plus un rond. Ma femme bosse dans la réassurance, au département acts of God , le nom pour catastrophes naturelles, ce qui de nos jours, étant donné le dérèglement climatique, signifie : adieu bonus ! Tout le monde riait. Les Manoscrivi riaient. C’est l’image d’eux qui est restée. Jean-Lino, en chemise parme, avec ses nouvelles lunettes jaunes semi-rondes, debout derrière le canapé, empourpré par le champagne ou par l’excitation d’être en société, toutes dents exposées. Lydie, assise en dessous, jupe déployée de part et d’autre, visage penché vers la gauche et riant aux éclats. Riant sans doute du dernier rire de sa vie. Un rire que je scrute à l’infini. Un rire sans malice, sans coquetterie, que j’entends encore résonner avec son fond bêta, un rire que rien ne menace, qui ne devine rien, ne sait rien. Nous ne sommes pas prévenus de l’irrémédiable. Aucune ombre furtive ne passe avec sa faux. Petite, j’étais fascinée par le squelette encapuchonné dont les contours noirs se détachaient sur une aura lunaire. J’en ai conservé l’idée d’un élément annonciateur, sous n’importe quelle forme. Un froid, un assombrissement ? Un tintement, qui sait ? Lydie Gumbiner n’a rien senti venir, pas plus qu’aucun d’entre nous. Quand les autres invités ont appris ce qui s’était déroulé dans la nuit, à peine trois heures plus tard, ils ont été stupéfiés et saisis d’effroi. Jean-Lino n’a rien senti non plus, pas le moindre frôlement lugubre, lorsqu’il s’est mis, dans les minutes qui ont suivi, à parler de façon écervelée, contaminé sans s’en être rendu compte par l’exercice conjugal qui consiste à se mettre en scène et taquiner l’autre pour amuser l’auditoire. Et comment aurait-il pu ? Tout semblait familier et sans portée. Des déconnades de samedi soir, des hommes qui refont le monde, se marrent, s’agacent.
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