— Tu peux lui dire que le voisin a buté sa femme une heure après.
— Il pense qu’on dort de toute façon.
On s’est recouverts tous les deux avec le châle comme si on allait passer la nuit sur ce sofa. Soudain il s’est levé, je l’ai entendu fourrager dans l’entrée. Il est revenu avec la boîte à outils et l’escabeau qu’il a déplié devant la fenêtre. Je l’ai regardé gravir les marches dans son caleçon-jupette et ses mocassins. Mû par une énergie fébrile, il a entrepris de réparer la tringle à rideaux. Les galets étaient coincés dans le rail et l’ourlet de tissu déchiré. Il a tenté un bricolage. Il m’a demandé en farfouillant dans la boîte si on avait des crochets de rechange. J’ai dit que je n’en savais rien. Il s’est énervé, a tiré le cordon, a tiré le pan en lin en faisant sauter toutes les attaches pour finir par arracher hargneusement l’ensemble. Je n’ai eu aucune réaction. Pierre s’est assis sur le sommet de l’escabeau, voûté, bide en avant, mains croisées, avant-bras sur les cuisses. Nous sommes restés un curieux moment comme ça, sans parler. J’ai été prise d’un fou rire, un truc d’arrière-gorge que j’ai plus ou moins étouffé dans un coussin. Il est redescendu, a replié son escabeau et l’a rapporté dans l’entrée avec la boîte à outils. En revenant il a dit, je vais me coucher.
— Oui.
— Allons nous coucher.
— Oui…
Le petit bouquet de roses mauves de Jean-Lino était plongé dans un verre d’eau sur un rebord de la bibliothèque. Je n’avais même pas pris soin d’enlever la ficelle. J’ai cherché un autre récipient et pour finir je les ai mises dans un flacon à parfum. Quand on avait été voir la tante dans son asile, Jean Lino avait acheté un bouquet d’anémones. Il m’avait dit, offrez-le vous. Je tenais le bouquet dans un couloir en attendant la tante. Il y avait des rampes en bois des deux côtés des murs, une femme marchait de dos, avec une canne et des bas de contention épais. La tante avait surgi avec son déambulateur et foncé directement vers la cafétéria. J’avais offert les fleurs avec maladresse, la tante se fichait des fleurs coupées de Paris. Elles étaient restées dans un verre dans la salle commune. J’ai posé le flacon sur la table basse. Les roses paraissaient fausses. L’ensemble dans ce cristal terni avait l’air d’une déco sur une pierre tombale. Ou peut-être était-ce le sentiment d’anomalie dû à l’heure et à la situation. Que faisait Jean-Lino tout seul là-haut ? Pierre m’a appelée de la chambre. J’ai dit, j’arrive… Comment avions-nous pu le laisser ?
Il nous avait entraînés Pierre et moi à la Courette du Temple, un de ces cafés qui se transforment en club de jazz trois fois par semaine. Il avait tout organisé, c’est-à-dire une arrivée une demi-heure à l’avance dans un endroit quasi vide à part les musiciens au bar. Des enceintes murales diffusaient des standards devant un renfoncement de petites tables rondes. Jean-Lino, vêtu cosy , nous avait installés quasiment en bordure d’une estrade minuscule où attendaient piano, contrebasse et batterie. On a dit, aussi près ? Mais il voulait qu’on voie Lydie sans être gênés par un poteau ou d’autres spectateurs. Je pense plutôt qu’il retrouvait comme à chaque fois sa place, sa place inaugurale. Il avait tout de suite hélé le patron, fait les présentations en intime, commandé trois punchs sans nous demander notre avis. Les gens étaient apparus peu à peu, des gens de tous âges, des tenues hors mode. Je me souviens d’un type aux cheveux argentés, cartonnés en hauteur, qui allait et venait en blouson à revers de mouton blanc sur chemise rouge. Certains écrivaient leur nom sur une ardoise qui pendait sur un pied de micro. Ils s’inscrivent pour la jam, avait commenté Jean-Lino. Lydie était arrivée radieuse et effervescente, se jetant sur l’ardoise avant même de nous rejoindre. Au début les musiciens avaient joué seuls, puis le trompettiste avait chanté I fall in love too easily . Je m’étais dit que ça faisait longtemps que je ne tombais pas amoureuse easily, et longtemps aussi que je n’allais plus m’asseoir avec des inconnus dans cette chaleur bordélique. Après ça les chanteurs s’étaient présentés avec leur partition en main. On ovationnait gentiment quelle que soit la prestation. Jean-Lino était le plus grand applaudisseur. Une femme en robe à pois avait complètement détruit Mack the Knife dans une version allemande, l’homme au col de mouton (mon préféré, j’y repense encore), présenté par le trompettiste comme Greg, s’était lancé dans une compo personnelle. Mouvements des mains en repoussoir, adoration du micro, approbation secrète des notes de trompette en complément, il se déployait seul au monde, le casque d’argent lustré, à cinquante centimètres de nous. Jean-Lino claquait des mains, Lydie frétillait en empathie. Elle le connaissait, un habitué, en temps normal il était contrôleur à la SNCF. Elle était en train de se remettre du brillant à lèvres quand le trompettiste a dit, maintenant on va écouter : Lydie ! Jean-Lino s’est tourné vers Pierre, avec qui il n’avait jamais noué aucun lien particulier, pour lui agripper l’épaule. Il était rouge, peut-être le punch, le trac ou un sentiment d’orgueil qui lui faisait aussi lorgner les tables pour tester le degré de concentration. Lydie avait attaqué Les Moulins de mon cœur en confidence, d’une voix presque murmurée avant d’emplir ses poumons pour l’anneau de Saturne et le ballon de carnaval. Sous le spot frontal, le casque fauve et les anneaux d’oreille étincelaient. Elle avait une voix délicate dont le timbre m’a paru très jeune, des inflexions un peu naïves en décalage avec son physique et l’impression d’énergie coriace qu’elle dégageait. Elle chantait Les Moulins de mon cœur sans faire traîner les mots, comme une comptine en bordure de route, pour aller nulle part, pour passer le temps. C’était une drôle de fille qu’on aurait pu retrouver complètement ailleurs et dans une autre époque. Il fallait voir Jean-Lino. À l’épreuve de la joie, presque en lévitation sur sa chaise. Elle ne le regardait pas. S’en foutait peut-être. Elle chantait les paroles d’abandon avec une légèreté d’enfant, l’oiseau qui tombe du nid, les pas qui s’effacent, en se balançant d’un pied sur l’autre, faisant onduler ses breloques, vivant à fond l’instant avec une imperméabilité souveraine. Jean-Lino, penché en avant, veillait l’idole de son corps tendu et n’en attendait pas de retour. Une fois, me sentant l’observer, il s’était redressé comme pris en faute, me souriant heureux et confus. Pour se donner une contenance, il avait pris une photo de Lydie avec le téléphone posé sur la table, à la va-vite, sans souci de cadrage, l’enchantement dans sa pureté ne supposant aucun geste. On avait applaudi à tout rompre, tous les trois. Je savais que Pierre s’emmerdait mais il participait gentiment. Il m’a semblé que les autres tables applaudissaient Lydie aussi. Elle était restée un peu derrière le micro, dodelinante, prenant son temps avant de céder sa place, contrairement aux autres participants qui s’enfuyaient timidement dès leur prestation terminée. Avant de sortir fumer, Jean-Lino avait recommandé quatre verres de rhum Saint James, Pierre avait tenté des signes désespérés qui me faisaient pouffer, Lydie se rasseyait épanouie, tapotant son décolleté, le trompettiste disait, et maintenant on est prêt à écouter : Jean-Jacques ! C’était un soir bienveillant et gai, voué à l’oubli, au flou des innombrables soirs de la vie.
Elle me semble loin maintenant cette Courette du Temple. La femme en robe à pois, l’homme qui avait cru faire Fly Me to the Moon à l’harmonica. Nous quatre, bourrés comme des coings sur le trottoir, nous engouffrant avant d’en être virés dans un taxi déjà occupé. Un type qui était passé dans les premiers m’avait dit, tu viens souvent ?
Читать дальше