— Oui…
— C’est vous qui avez appelé Police Secours ?
— Oui…
Des flics en uniforme sont arrivés dans la foulée. Une fille et deux mecs, avec leur casquette.
— C’est vous qui avez tué votre femme ?… Elle est où votre femme ?
— Dans la valise…
Il a désigné l’escalier et une partie des flics sont allés jeter un œil sur la valise.
— Vous ne bougez pas. On va vous ramener au service. Et vous aussi madame.
Ils nous ont menottés. La fille m’a palpé l’ensemble du corps et a fouillé les poches du manteau de Lydie. Il y avait des pièces de monnaie, un mouchoir en tissu et la clope que j’avais fumée chez Jean-Lino. Mon Dieu. Mais non, pas grave, me suis-je dit, tu aurais pu la fumer en bas de l’escalier en attendant les flics. Un gardien de la paix m’a dit, venez madame, on va parler un peu. Il m’a pris le bras pour me faire sortir de l’immeuble. J’ai dit, on va où ?
— Dans le véhicule administratif.
— Je peux me changer ?
— Pas pour l’instant madame.
La fille parlait dans un talkie-walkie. J’ai entendu « On est rentrés dans le hall. Le mis en cause, il nous a confirmé avoir tué sa femme. Elle se trouverait dans une valise. Il y avait un autre individu avec lui, on a procédé à l’interpellation des deux individus. On va faire retour au service avec les deux individus interpellés. Il faudrait un OPJ sur place. » J’ai dit, on nous emmène où ?
— Au commissariat.
— On va y aller ensemble ? j’ai dit en désignant Jean-Lino.
Le flic me tirait sans répondre.
— Je suis en chaussons !
— C’est bien les chaussons. Au moins vous n’aurez pas de lacets à enlever.
Jean-Lino n’était presque plus visible au milieu des hommes.
— Je vais être avec lui là-bas ?
— Allez, allez, il faut sortir maintenant.
— Je le reverrai tout à heure ?
— J’en sais rien madame.
Il était de moins en moins patient. J’ai crié, avec une voix que je ne me connaissais pas, un déchirement aigu qui est sorti après un effort inhabituel et m’a fait mal, Jean-Lino, à tout à l’heure ! Le flic m’a retournée, il a glissé sa main sous mon bras gauche et m’a poussée dehors en appuyant sur l’épaule. J’ai cru voir un mouvement des hommes dans le fond, j’ai cru voir le visage furtif de Jean-Lino, même peut-être entendre mon prénom, mais je ne suis sûre de rien. J’ai marché, maintenue par l’homme, tête baissée sur le parking humide, le pantalon de pyjama à carreaux glissait, il était trop large mais je ne pouvais pas le remonter. La bagnole de police était juste là, garée en travers de l’allée. Il m’a fait rentrer par la porte arrière droite. Il est venu s’asseoir de l’autre côté. Il a sorti un stylo et un calepin. Il m’a demandé mes nom, adresse, date et lieu de naissance. Il notait avec application et lenteur. Sur un tiers de la page, en blanc sur fond noir, il y avait une illustration de clé avec écrit ETS BRUET, serrurier & vitrier. J’ai dit, qui va prévenir mon mari ?
— On va vous placer en garde à vue et on vous signifiera vos droits.
Je ne voyais pas trop ce que ça voulait dire. Ni même le rapport avec Pierre. Mais j’étais trop fatiguée pour essayer de comprendre.
— Vous êtes accouplés à une entreprise de serrurerie ?
— Les gars nous donnent des calepins gratos pour faire leur pub.
— Ah bon…
— Dans les faits, on travaille avec des établissements agréés. Ça n’empêche pas qu’ils nous en filent en permanence.
— Le vitrier vous sert à quoi ?
– À rien. Les entreprises ont les deux activités. Ils nous donnent aussi des stylos et des calendriers… Les calendriers sont bien faits parce qu’ils font bloc-notes aussi. C’est malin !
Il a fouillé dans une poche poitrine et en a sorti un Bic bleu blanc rouge avec un autre logo.
— Le stylo d’un concurrent… Je ne vous le donne pas, ça ne sert à rien, parce qu’on va tout vous retirer au commissariat.
— Ils espèrent obtenir le marché public ?
— Bah, aucune idée. Ils font leur pub. Tenez, j’en ai encore un autre… L’objectif c’est de faire de la pub… Ça nous arrange nous, vu qu’on a autant de moyens que la police moldave…
J’aimais la placidité de ce garçon, son indifférence à ma situation. Un jeune homme rondelet de l’âge d’Emmanuel avec une peau imberbe et des cheveux rasés. Il avait de grands yeux clairs un peu rougis. Il m’a fait du bien. J’ai eu la tentation de laisser tomber ma tête sur son épaule. À travers la vitre, j’essayais de voir l’entrée de l’immeuble. L’angle était mauvais et le réverbère gênait. J’ai levé les yeux, vers chez nous. Il y avait encore une lumière chez les Manoscrivi. Chez nous, tout était éteint mais je ne pouvais pas voir la chambre qui donne de l’autre côté. J’ai pensé au chat planqué quelque part et je me suis demandé où ranger les verres inutiles alignés sur le coffre. Comment expliquer la démence des verres ? Après m’être calmée sur les chaises, il m’avait fallu courir dans Deuil-l’Alouette prendre le bus jusqu’au discounter, acheter cinq packs de verres ballon, dont deux de plus grande taille, spécifiés verres à vins de Bourgogne, plus deux coffrets de flûtes de champagne alors que j’avais déjà les flûtes Élégance. Les verres qui restaient en attente sur une nappette ridicule, ces verres à destination multiple comme si on fréquentait des gens tatillons sur les questions d’usage, que mon embourgeoisement obligeait à satisfaire, qui ne trouveraient aucune place dans aucun placard, sans compter tous ceux qui s’ajouteraient au sortir du lavage, m’assaillaient, se coagulaient en une image monstrueuse pour former une boule d’angoisse. C’était, me suis-je dit en scrutant le parking trouble, la démence de l’inquiétude et de l’anticipation qui attaque les vieux. Être stressé par l’hypothèse du problème. Ma mère sortait son ticket deux cents mètres avant l’arrêt du bus. Elle marchait le ticket tendu, serré dans son gant de laine. Idem pour la monnaie dans n’importe quelle queue chez les commerçants. Ça peut m’arriver de le faire. Il faut parer à toute éventualité, baliser le terrain. Quand ma mère allait passer quelques jours chez sa cousine à Achères (direct d’Asnières), la valise était déjà par terre, ouverte et tapissée de quelques affaires une semaine à l’avance. Je le fais aussi, avec un tempo à peine plus raisonnable. Deux voitures sont arrivées presque en même temps. Des hommes en sont sortis. Une sorte de grappe s’est créée autour de la porte. J’ai dit, c’est qui eux ?
— L’officier de police judiciaire et la PTS.
— La PTS ?
— La police scientifique.
La grappe s’est défaite. Deux policiers en tenue se sont dirigés vers nous. Les autres sont entrés dans l’immeuble. Les types en jeans et blouson en sont ressortis aussitôt, ils se sont hâtés vers la voiture banalisée, j’ai entraperçu Jean-Lino, plus petit que les autres, dans son Zara et son pantalon à plis. Les portes ont claqué et la bagnole a démarré avec la lumière et le bruit.
Les grappes se font, se défont. On peut voir la vie des hommes comme ça. Nous sommes partis aussi dans la voiture de Police Secours. Je nous voyais passer dans les vitrines avec le gyrophare et la sirène hurlante. Il y a de l’irréalité à se voir transporter à toute blinde, comme à voir son propre train défiler dans un autre. Au commissariat, on m’a descendue dans un entresol. On m’a mise sur un banc en fer où étaient scellées des menottes. Je n’ai plus eu qu’une seule main accrochée. J’ai attendu un peu puis on m’a emmenée dans un bureau, on m’a dit que j’avais le droit de me taire, de voir un médecin, un avocat, de prévenir ma famille. J’ai demandé qu’on appelle Pierre. J’ai dit que je n’avais pas d’avocat et qu’ils pouvaient prendre qui ils voulaient. Une femme m’a refouillée et m’a raclé l’intérieur de la bouche. Dans le couloir elle m’a demandé si je voulais aller aux toilettes avant d’être placée dans la geôle (la geôle !). Des chiottes à la turque rudimentaires. Quelques heures avant tu découpais un cake à l’orange avec ta robe ondoyante, j’ai pensé. Je suis entrée dans la cellule délabrée avec une banquette au fond. Il y avait un matelas sur un sol en lino avec dessus une couverture en laine orange pliée. La femme m’a dit que je pourrais me reposer un peu en attendant l’avocat qui viendrait vers sept heures. Elle a refermé la porte avec un bruit extravagant de loquets et de serrures. Le mur qui donnait sur le couloir, y compris la porte, était entièrement vitré avec des barreaux. Je me suis assise sur la banquette. Est-ce que Jean-Lino était quelque part dans le coin ? Et la pauvre Lydie dans sa valise… Le fichu de travers et les cheveux fous, la jupe chiffonnée. Tous ces ornements inutiles d’une seconde à l’autre. Les Gigi Dool rouges, balancées dans la tombe. Un collègue de Pierre est mort il y a un mois. Etienne a appelé pour prévenir Pierre mais il est tombé sur moi. Il m’a dit, tu vois qui est Max Botezariu ? — De nom. — Il vient de mourir, foudroyé dans le métro. Une belle mort, j’ai dit. — Ah bon, tu veux ça comme mort, toi ? — Oui. — Tu ne veux pas la voir venir, t’y préparer comme dans La Fontaine, sentant la mort venir il fit venir tous les siens ? — Non. J’ai peur de la dégradation. Il y a eu un silence au bout du fil et puis il a dit, quand même c’est mieux de mourir entouré. Ou peut-être pas au fond. J’ai mis la couverture orange sur mes genoux. Elle grattait. J’ai resserré les pans du manteau pour faire barrière.
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