Bien … Dans le cagibi où je vois l’avocat tout est gris. Le carrelage du sol, les murs, la table, les chaises. Tout. Les deux chaises sont fixées au sol et la table aussi. Pas d’ouverture. Une lumière hideuse. Avant j’avais eu droit à une brique de jus d’orange et un biscuit sec. Gilles Terneu, avocat. Il avait des cheveux longs poivre et sel brushés en arrière, plus un combiné moustache-barbichette bien taillé. Un homme soigné comme aurait dit ma mère, qui tablait sur sa mise en plis dès l’aube. J’ai eu un peu honte de mon Kitty et des chaussons, mais surtout du manteau qui m’arrivait à mi-bras. Il a ouvert son cartable, en a sorti un bloc-notes et un stylo. Il a dit, bien… Madame est-ce que vous savez pour quelle raison vous êtes ici ? J’avais beau être épuisée, je savais quand même pourquoi j’étais là. Je lui ai relaté les événements. Enfin je veux dire la version officielle minimale.
— Quels sont vos liens exacts avec cet homme, madame ?
— C’est un ami.
— Madame, vous savez que nous nous trouvons dans une affaire criminelle. Les investigations qui vont être menées seront très précises. Y compris dans votre vie. Ne pensez pas que vous pouvez à ce stade dissimuler des choses. Elles apparaîtront à un moment ou à un autre.
— C’est un ami.
— Un ami.
— C’est un voisin avec qui je suis devenue amie.
— Vous soupçonniez quelque chose ?
— Vous voulez dire ?…
— Quand vous avez guetté par l’œilleton.
— Quand mon mari lui a suggéré d’appeler la police, je l’avais senti hésitant…
— Vous n’aviez pas la certitude qu’il appellerait la police…
— Non… Je n’avais pas la certitude complète qu’il appellerait la police… Et quand j’ai vu l’ascenseur descendre… alors que je n’avais rien vu, ni entendu dehors, puisque je regardais aussi par la fenêtre…
— Vous étiez en tenue de nuit ?
— Oui.
— Et votre mari ? Il ne vous a pas entendue descendre ?
— Mon mari dormait.
— Il dort toujours ?
— Je ne sais pas. J’ai demandé qu’on le prévienne.
— Votre mari, il a des doutes sur la nature de votre relation avec cet homme ?
— Non. Non non.
— Nous avons peu de temps là madame, nous avons une demi-heure et vous allez, au sortir de cet entretien, être entendue par les policiers, sans doute même confrontée avec votre voisin, monsieur…
— Manoscrivi.
— Manoscrivi. Évidemment, il faut espérer que les deux versions ne se contredisent pas… Est-ce que vous pensez qu’il peut dire des choses différentes ?
— Non… Il n’y a aucune raison.
— Bien. Le conseil que donne un avocat, en règle générale, c’est d’en dire le moins possible à la police pour ne pas être enfermée ultérieurement dans ses propres déclarations. Toutefois, votre version semble plausible, il se pourrait que vous ayez intérêt à vous exprimer. C’est-à-dire à entrer dans les détails. Mais madame, j’attire votre attention sur le fait que ce que vous allez dire là, ensuite, vous sera constamment opposé comme une vérité première.
— C’est la vérité… Il y a un élément dont je ne vous ai pas parlé… Qui ne change rien mais je veux tout dire… En fait il y a deux éléments… En bas, quand j’étais en bas, dans le hall en train d’essayer de le convaincre d’appeler la police, on a croisé une voisine…
— Une femme que vous connaissez ?
— Oui, une jeune fille à qui je dis bonjour, bonsoir, c’est la fille de…
— Elle n’a pas été surprise de vous rencontrer à trois heures du matin ?
— Elle nous a dit bonsoir, elle rentrait visiblement d’une soirée…
— Les gens dans l’immeuble connaissent vos liens d’amitié ?
— Je ne peux pas le dire… Oui probablement.
— Elle a manifesté de la surprise ?
— Non, non, pas du tout.
— La situation était assez banale…
— Banale. On sentait qu’elle voulait échapper à la pluie, elle a vite pris l’ascenseur, ça a duré deux secondes. On s’est juste croisés… Et l’autre chose, avant d’appeler la police, Jean-Lino Manoscrivi a voulu mettre son chat en sécurité. Donc on est remontés, on a pris son chat et on l’a mis chez nous. Son chat est à présent chez nous.
— Vous êtes quand même très attentive à la vie de cet homme…
— Oui…
— Et vous dites que ce ne sont que des liens d’amitié.
— Oui.
— Vous ne pensez pas que vous avez pu laisser des traces d’une relation qui serait d’une autre nature que celle que vous décrivez ?
— Non.
— Vous n’avez pas échangé des mails par exemple ? Vos boîtes mails vont être vérifiées.
— Jamais de mail.
— Et lui, vous ne pensez pas qu’il éprouve des sentiments… Vous pensez que vous êtes sur la même longueur d’onde ?
– Ça je ne peux pas dire, mais il n’a jamais rien manifesté…
— Il n’y a aucun élément matériel pouvant induire qu’il s’agit d’une relation amoureuse alors que vous la déclarez comme…
— Aucune.
— Par exemple, votre mari n’a jamais été jaloux de cette relation ?
— Jamais.
— Vous n’avez aucune raison d’aider cet homme dans une démarche qui serait une démarche criminelle ?
— Mais non.
— On va vous poser la question : cet ami, vous apprenez qu’il a tué sa femme… jusqu’où seriez-vous allée s’il vous avait demandé de l’aider ?
— Il ne m’a pas demandé de l’aider.
— S’il vous l’avait demandé…
— … L’aider comment ?
— Non madame. Là vous devez dire : je ne l’ai pas aidé, la preuve. Je l’ai encouragé à appeler la police. Qui a appelé la police ? C’est lui ou c’est vous ?
— Nous deux.
– Ça veut dire quoi vous deux ? Qui a tenu le téléphone ?
— Lui. J’ai fait le 17 et je lui ai donné le téléphone…
— Ah ! Vous avez fait le 17.
— Oui.
— Si vous n’aviez pas rencontré la voisine, est-ce que vous l’auriez fait, le 17 ?
— … Oui, bien sûr.
— Il va falloir madame que là vous n’hésitiez pas.
— Oui. Bien sûr.
— C’est important.
— Oui, oui.
— Donc. Vous saviez qu’il était en train de s’enfuir…
— Non, je ne le savais pas.
— C’est en descendant que…
— Quand j’ai vu l’ascenseur clignoter, j’ai appelé. J’ai appelé, et comme je n’ai pas eu de réponse, alors que l’ascenseur se trouvait juste en dessous et que je savais qu’on pouvait m’entendre, j’ai ouvert la porte de la cage d’escalier. J’ai entendu un dévalement. Je sais que mon voisin prend l’escalier et que personne ne le prend cet escalier. Je me suis dit que quelque chose de bizarre se passait. Je suis descendue, j’ai ouvert la porte du hall et je l’ai vu sortir la grosse valise rouge de l’ascenseur. Là, j’ai compris ce qui se passait… Parce que j’ai vu la valise énorme et boursouflée… Mais quand je suis descendue je ne savais pas à quoi m’attendre…
— Sauf quand même que vous attendiez la police qui n’arrivait pas.
— Oui… Mais ça pouvait être quelqu’un d’autre dans l’ascenseur…
— Et là vous avez tout de suite dit : arrête !
— Oui. Non, j’ai dit : qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce qu’il y a dans la valise ?
— Avant même de croiser la jeune voisine, vous avez tout de suite cherché à le convaincre de ne pas fuir.
— La première chose que j’ai faite a été de lui arracher le sac, il tenait un sac et il y avait un manteau couché sur la valise, j’ai pris le sac et le manteau, j’ai dit, qu’est-ce que vous faites, vous êtes fou ! Et puis la voisine est arrivée… Ça a facilité les choses la voisine…
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