— Qu’avait fait Rosine pour qu’on l’emprisonne ? questionna Édouard.
Rachel eut une moue évasive :
— J’ai jamais trop su le fin fond de l’affaire. Ta mère, rusée comme tout, s’est toujours arrangée pour plumer des vieux. Elle les laissait tâter de ses charmes et les faisait cracher au bassinet. C’était de bonne guerre, moi je dis. Au moment de ta naissance, elle s’est placée à Lyon, chez un orfèvre en étage. Le vieux avait encore sa vieille et cette houri les a surpris en train de bien faire. Tu parles qu’elle a chassé Rosine ! D’après l’acte d’accusation, elle aurait engourdi quelques bijoux de valeur avant de partir. Le vieux salaud a porté plainte, poussé par sa rombière, et Rosine a écopé de deux ans de taule.
« Comme Charles a refusé que je te prenne, ta mère t’a gardé avec elle en prison. Elle avait le droit. Elle partageait sa cellule avec une gonzesse qui avait zingué son mec d’un coup de surin parce qu’il la doublait. Cette femme-là avait sa petite fille avec elle : Barbara. Un cœur ! J’ai vu des photos. Paraît que vous vous battiez sans arrêt, la gosse et toi. Et puis aussi une chose : dès que tu as pu faire tes premiers pas, tu te dirigeais sans arrêt vers la porte et tu tapais contre pour qu’on t’ouvre. C’est bien l’instinct de liberté, non ? »
— Sûrement ! dit-il, le cœur serré.
Cette révélation de sa grand-mère le crucifiait. Ainsi, il avait vécu ses premiers moments de compréhension dans une cellule ! Édouard ferma les yeux pour mieux sonder les limbes de sa mémoire. Il souhaitait y pêcher des images de cette époque. S’imaginait, bambin dans cette geôle qui devait puer la femelle et le lait suri. Une vive émotion le prenait au dépourvu. Il s’apitoyait sur Rosine, certes, mais davantage encore sur lui-même. Il pressentait que le grand bonheur de sa vie serait d’être père un jour et il pleurait par avance sur cet enfant dont le géniteur avait éclos entre les murs d’une prison.
— T’as l’air tout chose, remarqua Rachel, j’aurais peut-être pas dû te parler de ça. Surtout pas un mot à la grosse : elle m’arracherait les yeux !
— Sois tranquille : je ne lui dirai rien. Et après sa sortie de taule ?
— Elle a repris ses manigances avec des vieux ; mais cette fois en se tenant peinarde. Elle a eu de tout : des grigous, des vice-loques, des bons vivants. Elle sortait vaille que vaille son bœuf de ces aventures. Sa spécialité, c’était les veufs sans enfants ; parce que ces enfoirés, quand ils ont la chance d’avoir perdu leur mégère, ils ont alors des belles-filles sur le paletot, pour surveiller leurs dépenses. On charrie les belles-mères, mais les belles-filles, c’est bien pire. Elles remontent la pendule aux fils, contraignent les vieillards à faire des donations, à signer des procurations. Toutes des vermines sous leurs faux-semblants. J’en ai même connu une qui branlait son beau-père pour obtenir des cadeaux : l’argenterie, les bijoux de la défunte, tout ça… La fille Bragelonne, notre épicier. Je l’ai vue, de mes yeux. Elle montrait sa chatte au père en lui astiquant le pompon.
Édouard revint au sujet qui le concernait :
— Et moi, dans ce défilé de vieillards ?
— Toi, il t’est arrivé ce qui pouvait se produire de mieux : ton grand-père est mort. Du coup, j’ai pu renouer des relations avec Rosine et te prendre à la maison, comme tu sais.
Elle tendit son verre qu’elle avait bu à petites gorgées en parlant. Il n’eut pas le courage de lui refuser le vin qu’elle implorait.
— Tu ne bois pas, toi, mon Doudou ?
— Pas soif.
— Ça se boit sans soif. Quand on boit juste pour se désaltérer, ça ne compte pas.
Elle s’octroya une belle gorgée qui produisit un son caverneux en déferlant dans son gosier.
— Tu veux que je te dise, Doudou ? Rosine tient à son Macar parce que c’est le seul type jeune qu’elle ait connu. Il a les cuisses et les mollets musclés et une bite de vingt-six ans ; du coup, elle sait plus ou elle en est. Son connard de coureur la tire trois ou quatre fois de suite : pour elle qui s’est échinée à faire bandouiller des pépères entortillés dans de la flanelle, c’est le gala du cul ! Faut comprendre.
Elle partit d’un rire chevrotant.
— C’est bien de la transmission de pensée : regarde qui arrive !
Édouard se retourna et vit surgir Fausto Coppi sur son étincelant vélo violet.
— Tu te rends compte que je causais de lui ! exulta la vieille, qui s’extasiait de la coïncidence.
Le « coureur » descendit de vélo et, le tenant par les cornes, s’approcha de l’ouverture.
— Bonjour ! fit-il d’un ton rêche ; Rosine n’est pas là ?
Édouard fit mine d’interroger Rachel :
— Ma vieille maman n’est pas là ?
La poivrote réprima un hoquet et cligna de l’œil.
— Je crois qu’elle est allée pomper un crouille à Paris, assura-t-elle.
Fausto perdit son sang-froid.
— La dernière fois que je suis venu, y a un malin qui a foutu de la colle forte sur la selle de mon vélo, annonça-t-il.
— Ça a dû être payant dans la côte des Longerons pour l’escalader en danseuse ! déclara Édouard.
— Quand on me cherche on me trouve ! déclara le « champion » avec son bel accent ligurien.
Il était mince, presque chétif de la partie supérieure, ce qui détonnait avec le boisseau de muscles qui grouillaient dans ses jambes. Un être en deux parties, un peu comme Mme Lavageol lui paraissait l’être autrefois, derrière son bureau.
— Le pédaleur de charme s’énerve ? demanda Rachel qui frémissait d’aise parce que l’air se mettait à sentir la poudre.
Édouard hocha la tête.
— Penses-tu, mémé ! Pourquoi s’énerverait-il ? Tu t’énerves pas, hein, coureur ?
Fausto Ferrari avait pâli et serrait très fort le guidon de sa bécane.
— Je te demande si tu t’énerves, Fend-la-bise ? reprit gentiment Édouard.
— Vous me cherchez ! déclara mollement le cycliste.
Blanvin lui allongea une gifle si puissante que l’autre lâcha son vélo et tomba sur le côté.
— Quand on cherche, c’est comme ça, assura Édouard. Avec les crevures comme toi, inutile d’utiliser ses poings, une baffe suffit ! Maintenant taille-toi : tu souilles !
Il releva le vélo et le tint debout devant Fausto.
— Un de ces jours, c’est pas de la colle que tu trouveras sur ta selle, mais du vitriol, et tes couilles fumeront.
Le « champion » se remit debout. Il regardait son antagoniste avec colère et effroi.
— Je ne vous ai rien fait ! objecta-t-il, à défaut d’arguments.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
Ferrari s’empara de son coursier, l’enfourcha sans exécuter son numéro de cirque habituel. Sa joue gauche, tuméfiée, commençait d’enfler.
Ils se toisèrent un instant.
— Ne reviens plus, conseilla Édouard, j’ai trop envie d’être injuste avec toi.
Elle regardait pleurer Nine et s’étonnait de rester insensible au chagrin de sa cousine ; Rosine lui trouvait la détresse grotesque. Nine couinait comme une souris en formant une sorte de diabolo avec les lèvres. Sa peine rougissait son eczéma chronique.
— Allons, allons, finit-elle par murmurer en lui saisissant le cou, rien n’est irréversible, Nine, que la mort.
C’était le leitmotiv d’un de ses anciens amants et elle avait adopté la formule, à cause de l’adjectif « irréversible » qui, selon elle, faisait « classe ».
Nine bredouilla une série de mots indistincts dans un bouillonnement de bave. Rosine crut déceler : « Mais qu’est-ce que je peux en faire ? »
Elle ne rata pas l’ouverture :
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