Le directeur ferme les yeux, lève la main.
— Que celui qui n'a pas péché lui jette la première pierre, souvenez-vous, M. Fels !
Le surveillant baisse la tête comme à confesse.
— Je vous laisse, avertit le directeur, j'ai du travail.
* * *
La vie de M. Fels est comme une route dans la nuit. Elle fend la nuit, elle mène plus loin ; c'est seulement une route. M. Fels a vingt-huit ans d'internat Saint-Joseph dans la tête, dans les membres. Toutes les cerises qu'il a mangées pendant vingt-huit ans provenaient de ce cerisier. Il a existé gravement au milieu d'enfants sans cesse nouveaux, sans cesse identiques comme des vagues. Son sifflet nickelé est tout jaune à l'embouchure, tout rongé par ses lèvres molles, pareil au pied du saint de bronze de la chapelle qu'il faut toucher pour obtenir cent jours d'indulgence. Le pied du saint, ce pied informe, cette masse dorée, luisante, semblable à une décomposition du bronze, ce pied aux orteils rongés, ce pied qui s'amenuise de lustre en lustre, c'est la vie de M. Fels.
M. Fels ne quitte jamais l'internat, même pendant les grandes vacances. Il ne sort qu'une fois par an, à la Noël. Il se rend à Paris, muni de ses économies de l'année, il prend un bain, fait un bon repas et va au bordel — tout ça rapidement —, il a juste le temps de se confesser à Saint-Germain-des-Prés avant de reprendre le train du soir. Il appelle cette sortie : « la visite à mon cousin Charles ». Car il a un cousin Charles ; il n'aurait pas été capable de l'inventer.
Adossé à un pilier du préau, M. Fels contemple Alban. Il recherche les traits de la mère sur ceux de l'enfant. Grand Dieu, s'il avait su, il aurait regardé Mme Mauduis ; il ne se souvient plus d'elle. Il fait un effort. De temps à autre lui parvient un détail immédiatement évaporé. Il revoit ses longs cils, un coin de sa bouche, son mollet. Il s'arrête au mollet et remonte en pensée la couture du bas. Un gros émoi s'empare de lui. Il voit trouble.
— Écoute, petit !
Alban lève sur M. Fels ses yeux craintifs.
— Elle est bien jolie, ta maman, as-tu une photographie d'elle ?
Alban se sent pris d'une grande affection pour M. Fels.
— Oui, M'sieur.
Et il tire de sa poche la photographie.
Voyez le phénomène : Alban regarde cette jeune femme souriante à la gorge généreuse. Son cœur se contracte, il voit sa mère. M. Fels s'empare du portrait, il regarde au-delà de la photographie, il repère les lèvres pulpeuses et croit déceler la palpitation de la poitrine. Il voit une femme.
Tout à l'heure, Alban pleurera dans le lit anonyme. Tout à l'heure, dans un autre lit, M. Fels remontera doucement la couture du bas.
Et peut-être qu'à Noël, le corps qu'il louera aura un visage.
* * *
Cunacan, de la classe de sixième, demande à Alban :
— Qui que t'aimes le mieux, des maîtres ?
Et Alban répond :
— Çui que j'aime mieux des maîtres, c'est pas un maître, c'est M. Fels.
Cunacan éclate de rire. Sa tête tondue se plisse. Il n'a pas de cheveux et presque pas de pensées sous sa couenne mal bouclée. Il appelle les autres :
— Écoutez, tout le monde, Mauduis il aime mieux le père Fesse de tous.
Alban rougit intensément. Est-ce indécent d'aimer M. Fels ?
Le grand Gripa interroge, soupçonneux :
— A cause de quoi, que t'aimes mieux de tous le père Fesse ?
— J'sais pas, ment Alban, je le trouve gentil.
Et c'est exact. M. Fels est gentil. Il dorlote Alban. Pendant les récréations, il le prend par la main et fait avec lui le tour de la cour. Lorsque deux élèves se battent, il donne un petit coup de sifflet — pas un long, car les élèves croiraient à la fin de la récré. Il crie :
— Hep ! là-bas, avez-vous fini ? Grogiron, au piquet devant les cabinets ! Mignard, dix fois le tour du préau les mains sur la tête !
Comme cela, sans lâcher la menotte d'Alban, si bien qu'Alban participe bon gré mal gré à la sentance. Il apprend l'autorité ; c'est une science qu'on n'enseigne pas à Saint-Joseph.
Un jour que Cunacan faisait pipi dans le seau à papier M. Fels lui infligea cent tours de préau, mais, à la suite d'une timide intervention d'Alban, il ramena le pensum à dix tours.
Alban est devenu l'éminence grise de la discipline.
M. Fels l'aime, ça ne s'explique pas. Un lien familial se noue peu à peu. Ainsi, lorsque sa maman vient le voir, le mercredi, bien que ce ne soit pas le jour des visites, M. Fels l'accompagne au parloir et discute avec Mme Mauduis.
Il dit :
— Madame, votre cher baibai est un ange. Il est studieux, poli, et d'une sagesse édifiante. Je le considère comme mon petit enfant à moi.
Madeleine rougit de plaisir. Elle embrasse Alban, sourit à M. Fels et tous trois grignotent des pâtisseries.
Au moment de se séparer, Mme Mauduis serre la main de M. Fels ; alors, au lieu de dire : « Au revoir, madame, à bientôt », tout de suite le surveillant trouve un discours, au dernier moment, et le prononce sans lâcher la main de la jeune femme. Et Madeleine frissonne, car il lui semble qu'elle vient d'engager sa main, comme un dompteur, dans la gueule d'un fauve. Elle se méfie de la douceur du fauve.
La maman d'Alban connaît les fauves, tous les fauves ; les tigres, les lions, les M. Fels, etc. Mais elle fait semblant de rien.
* * *
Ce mercredi, M. Fels arrive seul au parloir. Mme Mauduis devient pâle.
— Le petit est malade ?
— Non, non, rassure le surveillant, ils sont en composition de calcul, il faut attendre un petit quart d'heure.
Madeleine soupire de soulagement. Elle sourit à M. Fels qui s'assied à ses côtés sur le canapé épluché.
Il recommence à chanter les louanges de l'enfant. C'est une chanson dont Mme Mauduis raffole et qu'elle ne saura jamais par cœur.
M. Fels parle, parle ou plutôt chante, chante. Son interlocutrice ne le voit plus. Tout en parlant, il fixe la jambe de Madeleine. Le mollet rond accompagne la jambe sous le bas. Mme Mauduis croise ses genoux, ce qui produit de chaque côté de cet entrelacs de jambes un trou dans la jupe. Un trou d'ombre dans lequel M. Fels plonge par la pensée. Il est hypnotisé par ces deux vides aux ténèbres infernales. On n'est pas en bois. Sans cesser de parler, il s'approche de Madeleine. Sa main quitte l'entournure de son gilet et descend lentement le long de son corps. La voici maintenant sur le canapé, il la suit du regard, comme un équilibriste suit les gestes de son partenaire. Cette main, sa main, est partie toute seule pour accomplir une mission. Il n'y peut rien. Et puis, on n'est pas en bois. La main hésite — mais va donc, imbécile ! Elle prend ses repères. Va-t-elle aborder directement le genou ou plonger dans le gouffre noir ? Elle se décide pour le gouffre et continue sous la jupe ses reptations.
Madeleine Mauduis, comme en extase, regarde sans le voir le visage violet de M. Fels. Et M. Fels pense : « Je suis à un centimètre de sa peau ! » Et M. Fels dit d'une voix charmée :
— Ainsi, la semaine passée, ce chéri m'a demandé de lever la punition d'un de ses petits camarades…
Et soudain, un tonnerre éclate dans la viande de M. Fels. La main messagère s'abat sur une cuisse tiède. On n'est pas en bois ! M. Fels n'oubliera jamais ce contact. Il se précipite sur Madeleine, les yeux brillants, le ventre courageux. Mais elle le repousse. Le désir exaspéré de M. Fels ne peut pas concevoir ce refus. Sa moustache hérissée cherche les lèvres de Madeleine. Mais Madeleine fuit la moustache en secouant brusquement la tête. Elle crie doucement, oui, elle crie doucement : « Que signifie ? Monsieur ! Monsieur ! allez vous finir ? »
Et peu à peu le désir de M. Fels diminue, il se résorbe, pantèle, s'évanouit. Bientôt il est envahi par une dignité sinistre, froide, froide. Le voilà en bois. Il se lève et sort d'un air digne.
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