Je m'approche du lit, chacun s'écarte, on me regarde, on m'espère, on attend de moi des choses dont on jouira, des réactions.
Anna était là, bien sage dans sa robe mauve, les seins à cheval, les mains jointes, le regard mal clos et myope.
Elle était morte. Morte pour de vrai. Ça ne s'explique pas.
* * *
Il y a eu les funérailles. Je n'aurais pas cru avant, mais son enterrement a ressemblé à tous les enterrements. Ma belle-sœur Adrienne pleurait toutes ses réserves ; elle pleure toujours sur les malheurs, sur les joies, sur les pages des livres et devant les écrans.
Elle me répétait à chaque instant :
— Ah ! mon pauvre Amédée, ce qu'on est peu de chose ! Ou bien : Si vite, c'est terrible, et à son âge !
Le type des pompes funèbres. Le curé. La teinturière. Les gants noirs du dernier moment. Les voisins. Les couronnes : A mon épouse bien-aimée, A notre sœur et belle-sœur .
Du bruit, beaucoup de bruit… en silence.
Le faux silence plein d'une sourde allégresse des cérémonies funèbres.
Et puis le grand silence d'après. Anna n'est plus là. Tous ses objets, tout ce qu'elle avait annexé à sa vie, justifié par sa vie, sa mort le laisse intact et pourvu d'une louche utilité.
« Oh, Anna ! Oh, mon amour d'Anna ! Anna des étés odorants ! Anna de ma jeunesse ! Anna de mes émois ! Anna de ma vie !
« Mes larmes coulent ; ton souvenir les pousse comme le cœur pousse le sang. Les larmes sont le vrai sang de mon cœur. Elles coulent, Anna ! Elles coulent sur ta tombe. Mais rien ne sortira de ta tombe hormis le rosier que j'y planterai. »
* * *
Mon frère me dit :
— Après un coup pareil, il faut te reposer quelques jours !
Se reposer, c'est ne rien faire. Rien faire est bien fatigant.
« On » s'occupa de moi. « On » me fit boire et pleurer, deux choses qui soulagent beaucoup.
* * *
Je sais. Vous me laissez dire. Vous m'attendez au moment crucial, parce que vous avez lu les journaux, et c'est la suite qui vous intéresse. Donnez-moi une minute pour réfléchir. J'aimerais tant être franc : mémoire d'un cobaye. Mon cœur bat. Messieurs de la Cour, messieurs les jurés. Au cirque, la musique s'arrête sur un signe du chef de piste : exercice dangereux ! Il a suffi d'un rien. C'est comme l'image du rétroviseur, Philibert et Anna, un rien à interpréter.
Je devais reprendre mon travail chez Vignes le lendemain. J'étais de plus en plus désemparé. J'allais connaître une nouvelle face de ma solitude. Alors l'idée me vint d'aller au cimetière. C'était la fin de l'après-midi, pendant ce moment émouvant où le soleil, sans perdre de son éclat, semble tremper dans un bain de fraîcheur. Les gestes s'adoucissent et les bruits se feutrent. Je marchais d'un pas sans pensées. Marco, le chien de mon frère, me suivait. C'est un gros chien jaune, croisé saint-Bernard et je ne sais pas quoi. J'arrive devant la tombe d'Anna, toute fraîche comme un labour, je m'assieds sur une grosse pierre et Marco pose sa grosse tête sur mon genou. Il avait des yeux mous et humides, pareils à des dedans de raisins. Des mouches couraient autour de ses yeux comme si elles hésitaient à s'y baigner, et Marco faisait des mouvements de bilboquet avec son museau pour les chasser et les happer. Ses dents claquaient à vide. Le soir commençait. Alors je me dis que la vie était bonne à boire, et insensiblement ma douleur s'éloigna comme s'éloigne un rivage.
Je regardais les couronnes entassées sur le morceau de terre d'Anna. Et j'en aperçus une qui me fit bondir. « De la part de l'Entreprise Vignes. » L'étiquette était restée auprès des perles. Alors, en foule, pressées, hurlantes, des pensées me viennent : là-bas, dans les bureaux de l'entreprise, ils ont fait la quête : « Pour la couronne à Leroy, que sa femme est morte », a dit le portier Justin. Je connais. Il a promené son tronc sous le nez de tous les employés. Alors Philibert… Alors Philibert, avec sa grosse sale gueule, ses yeux de canard, et la navrance de sa viande serrée, Philibert a dû tirer son portefeuille et donner vingt francs — le prix d'une piaule à l'hôtel — pour la couronne d'Anna.
La haine, enfin, la véritable haine me galvanise. Je sors en courant du cimetière. Marco me suit, les mouches suivent Marco. On s'en va, tous à la queue leu leu, derrière la vengeance.
* * *
Je passai une nuit réconfortante. Ma rage me fortifiait. J'en voulais à Anna d'être morte avant que je ne me sois vengé. Je comprenais brusquement ma complaisance devant sa tromperie. Elle vivait, Philibert vivait, je vivais. L'idée d'une mort ne me venait pas. Tout était possible, comprenez-vous ? J'avais le temps : j'avais nos trois vies devant moi. J'avais l'éternité de la vengeance. Obscurément, j'attendais mon heure ; ma soi-disant indifférence était comme un raffinement de cruauté. Je me laissais lentement fermenter au contact de ce levain qu'est la haine. Et puis, soudain, plus rien. Anna était morte, et alors je me trouvais à jamais trompé. Trompé par une tombe !
Toute la nuit je cherchai une solution pour sortir de cette impasse.
Pourquoi ne tuerais-je pas Philibert ?
Mais sa mort me paraissait vide. Il mourrait pour lui. A quoi cela servirait-il ?
Néanmoins, avant de partir au travail, je pris mon revolver et le glissai dans ma poche. On ne sait jamais…
* * *
Mon volant me réconfortait. Le va-et-vient des voyageurs, les haltes bruyantes, la route de poussière, la danse du soleil, l'éternité des gestes à accomplir, des pensées à penser, de la vie quotidienne facile et hautaine, me captivèrent. Jusqu'à La Tour-du-Pin, tout alla bien.
Le véhicule s'engouffra dans une vallée ombreuse, sinuant entre les maisons tranquilles.
Je m'arrêtai sur la place baignée de soleil. Philibert était là !
Quelques voyageurs descendirent, d'autres montèrent. Alors Philibert s'avança et il me dit :
— Bonjour, Leroy ! Quelle chaleur, hein !
Toujours la même chose, les mêmes mots. Je le regardai, il était toujours pareil. Et je sentis que moi aussi j'allais redevenir pareil et ne jamais plus changer, parce que rien ne vaut la peine qu'on change.
Philibert fit son travail. Il vint s'asseoir. Il tira son journal. Je regardai sa main. Ses poils blonds. Et je faillis comprendre. Mais je n'eus pas le temps de comprendre que je comprenais. Déjà, la colère me revenait comme une aigreur d'estomac.
Pourquoi ?
Je revis la tombe d'Anna. Plus d'Anna. Mais la main de Philibert n'avait pas encore oublié la peau et les formes d'Anna.
Alors j'éprouvai un grand froid sur ma cuisse, c'était le revolver qui n'avait pu se réchauffer dans ma poche. Il était glacé comme une vipère, comme un désir impossible à assouvir, comme la vengeance.
Essayez de bien comprendre.
Chaque fois que je passais les vitesses, je le caressais furtivement. Toute cette mort assoupie dans ma poche m'enchantait. Mais je n'avais toujours pas envie de tuer Philibert.
Nous arrivâmes à Bourgoin. Des voyageurs descendirent, d'autres montèrent. Philibert ne broncha pas. Je le regardai avec des yeux épouvantés. Comment osait-il ne pas descendre ? Il se foutait d'Anna. Ça, je ne pus l'admettre. A partir de là, je vis que tout déraillait et que je ne comprendrais jamais plus l'affaire.
J'embrayai. Nous repartîmes. La chaleur nous attendait au sortir de la ville, après le rideau de platanes. Depuis le début de l'été, mes pensées avaient une odeur de caoutchouc brûlé.
Lorsque nous fûmes en pleine campagne, j'arrêtai le car.
— Quelque chose qui ne va pas ? demanda Philibert.
Les voyageurs croyaient à une panne et se lamentaient déjà.
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