Frédéric Dard - Les pèlerins de l'enfer

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Avant la Grande Guerre, dans la paisible ville de Bourg-en-Bresse, le docteur Worms jouit auprès de sa clientèle de la meilleure réputation. Entre son épouse Blanche, avec laquelle il s’est laissé marier, et son fils François, il mène une vie calme et sentimentalement déserte.
Jusqu’au jour où survient Claire, escortée de son amant Ange Soleil, faux poète et musicien sans talent, qui vit paresseusement. Worms épouse Claire après le décès dramatique de Blanche, et il subvient à son tour à l’entretien d’Ange Soleil. Mais, dans cette petite ville, les gens commencent à jaser.
Peu à peu, s’instaure entre eux une amitié bizarre, voire infernale…
Dans ce roman, Frédéric Dard nous montre comment une passion soudaine, tardive et destructrice, peut amener un homme à renier toutes les valeurs sur lesquelles il avait édifié sa vie et ses rapports avec les autres.
L’édition originale de ce livre vendu à 65 Frs est constituée de 150 exemplaires sur Velin à la forme de Vidalon numérotés de 1 à 150.

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Ils étaient arrivés. Toute leur vie précédente — ce long errement — aboutissait à ce lit d’hôtel. Une même fatalité ratifiait leur union. Mais Paris déchaînée pouvait aboyer sur leurs chausses, ils étaient hors d’atteinte maintenant, dans la plénitude du calme désespoir.

Ils demeurèrent ainsi, longtemps, prostrés. L’enseigne lumineuse se tut, ils l’attendirent mais elle ne revint pas. Alors sentant le sommeil venir, Claire réussit le miracle de tout guérir, de tout recommencer.

— Demain, dit-elle sourdement, il fera jour. Je t’emmènerai à Bourg. Tu verras. Dormons. Nous sommes jeunes.

CHAPITRE IX

Beaucoup de personnes au cours de cet hiver 1924-25, et parmi ces personnes, de nombreux enfants durent la vie à Ferdinand Worms. Jamais le médecin n’avait été à ce point maître de sa science et prodigue de sa personne. Son amour navré l’avait plongé dans un calme creux où rôdait la neurasthénie. Il réagissait en travaillant. Il pratiquait la charité, la vraie, celle qui ne comporte pas de sacrifices, car la charité est un réflexe et ne doit pas être pensée. Sa réputation dépassait sa fortune, il était respecté par tous, aimé par beaucoup et vénéré par quelques-uns de ses rescapés. Il est doux de déployer sa reconnaissance envers un médecin : la vie étant au fond une chose abstraite, on ne peut être certain qu’un homme vous l’ait conservée, et comme un médecin fait profession de son dévouement, c’est uniquement par complaisance vis-à-vis de soi qu’on lui porte une gratitude. Ferdinand Worms pensait ainsi et ne s’attardait pas aux démonstrations de ce genre. Il aimait les malades, les gens bien portants ne l’intéressaient pas. Pas plus que sa vie, du reste, qu’il jugeait d’une fade utilité. Il était un outil, rien qu’un outil de la médecine. Le plus passif des outils est le soldat. Worms était un soldat en guerre constante avec le mal. Un soldat n’a pas le droit d’être un homme. Worms guérissait savamment mais sans tirer orgueil de son savoir, le guerrier maniant un lance-flammes utilise des causes en vue d’un effet, il sert son arme au profit d’une volonté. Il n’a pas la fierté de son acte.

Worms n’avait pas de vie privée. Il n’existait pas un endroit où il se reposât, pas une heure à laquelle il se dérobât, pas un appel auquel il ne répondît. Son foyer était aussi public que celui d’un grand homme.

— Vous vous usez trop vite, lui disait son collègue Faber.

— Ah ! baste, je fonctionne, voilà tout.

— Alors vous fonctionnez exagérément. Pourquoi diable ne prenez-vous jamais de vacances ?

— Le mal en prend-il ?

— Ah ! ricanait le rondouillard docteur, c’est une lutte sans merci, eh bien, soyez persuadé que vous serez battu au finish. Quel type vous faites ! Vous êtes un médecin ayant pour violon d’Ingres la médecine, vous…

Mais devant le regard glacé de Ferdinand il souriait d’un air gêné et se taisait.

Worms n’attendait plus rien, il connaissait la paix de l’indifférence et pensait souvent à Claire comme un chrétien pense à sa foi. La fille Rogissard s’était transformée en figure biblique dont la réalité passée n’importe plus. Parfois, il se rendait en pèlerinage chez l’employé de gare. Il trouvait ce dernier ivre et triste. Alors, il lui parlait de sa fille afin de le faire pleurer car les larmes de l’ivrogne lui procuraient une jouissance secrète, à la fois honteuse et pure. Il fouillait l’appartement d’un regard avide pour essayer d’y retrouver une image de Claire. Il avait besoin par moment de la matérialiser, pour sauvegarder la notion de ses sens… Claire avec ses cheveux tirés, ses seins de vierge et son sourire de divinité immobile…

Claire…

Pourquoi ne s’était-il pas tu quelques mois auparavant ? La conjuration du silence aurait combattu ses sentiments. Ah, n’être qu’un homme vide et routinier, accomplir des gestes de vie pour soi, sans dédain, vivre pour vivre et ne pas charrier ce mal secret : un amour perdu.

Blanche mûrissait ; son accouchement était prévu pour avril, elle devenait épaisse et pulpeuse comme une poire de septembre. Elle prenait la forme de ce fruit ; elle s’affaissait sur sa base. Ferdinand augurait un enfant exceptionnel. Il s’inquiétait de sa femme car elle représentait un cas, il craignait un siège. De toutes façons l’accouchement serait pénible. L’état de Blanche lui faisait oublier la grise monotonie de son intérieur. Il s’intéressait à sa grossesse, sans tendresse excessive mais ardemment, de toute sa conscience professionnelle.

— J’ai peur, se lamentait Blanche, je me sens si lourde.

Il la rassurait de son mieux, sans parvenir cependant à dissiper l’appréhension de sa femme. Pourquoi n’avait-elle pas confiance en lui que tant de gens réclamaient ? Une épouse aimante n’aurait-elle pas dû s’abandonner sans réserve ?

Mais Blanche ignorerait toujours l’amour. Elle trottinait au long de son étroit destin, bâtée de sentiments médiocres.

Et ainsi le temps passait. Le temps utile pour tant d’autres et qui ne le conduisait nulle part.

* * *

Un dimanche de Mars, le médecin « visita » une petite fille de douze ans difficilement remise d’une appendicite. La jeune malade parlait avec cette volubilité effrontée qu’acquièrent les enfants malades, désaxés par leurs maux, et trop choyés par leurs parents. Elle racontait ses amies, ses rêves, ses jeux. Worms l’écoutait pérorer complaisamment. Cette petite bonne femme le berçait avec son verbiage.

— Vous voyez, disait la gamine, je ne m’ennuie pas. Papa a tourné mon lit face à la fenêtre, je regarde la rue et je vois passer tout le monde. Elle débita une liste de noms, tirant une puérile vanité de sa mémoire. Soudain Worms l’arrêta.

— Mademoiselle Rogissard ! s’exclama-t-il, est-ce de Claire, la fille de l’employé de gare qu’il s’agit ?

Et comme la petite approuvait :

— Mais je la croyais à Paris, dit Worms.

— Elle en est revenue, affirma la mère de l’enfant. La maison qui l’employait a, paraît-il, licencié une partie de son personnel.

Le médecin se sentit pâlir et il lui parut que ses doigts s’allongeaient et se raidissaient tant son saisissement était grand.

Il prit congé de ses clients et partit.

Dehors, il hésita, allait-il fuir, se terrer chez lui pour méditer à loisir ou au contraire chercherait-il à voir la jeune fille ? En obéissant à son impulsion, il redoutait de briser quelque chose par sa précipitation, par ailleurs, l’attente lui semblait impossible à endurer après ces mois d’amertume.

— Non, non, se dit-il, tout de suite.

Auguste Rogissard lui ouvrit.

Worms vit que le bonhomme était ivre, il avait le regard trouble et sentait le vin.

— Vous êtes seul ? s’inquiéta le médecin.

— Oui, fit l’autre, Claire est sortie depuis ce matin, je ne sais où elle a mangé. Oh, elle se moque bien de son vieux père, je suis seul mon bon docteur, tout seul sans personne pour s’inquiéter de moi, mais entrez donc un brin et asseyez-vous.

Le docteur pénétra dans la cuisine où traînait de la vaisselle sale et qui sentait le conduit d’évier.

— Vous boirez bien un verre de vin ? proposa Rogissard, heureux de trouver un auditeur complaisant.

Selon son habitude, il lamenta sa condition, parla de l’intransigeance de ses chefs, de la dureté de son labeur, de la jalousie de ses camarades, de l’indifférence de sa fille. Il critiquait Claire d’être revenue, alors que Paris lui tendait mille occasions de travailler. Vraiment, elle avait un caractère difficile.

Peu importait à Ferdinand qu’on brossât un vilain tableau de son amour, l’essentiel était qu’on en parlât. Il se délectait du nom de Claire. Et il regardait l’employé de gare avec une tendresse filiale. Il le trouvait touchant, pitoyable et même pittoresque avec ses épais sourcils en bataille et ses yeux fondants pareils à ceux d’un barbet aveugle.

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