— Tu vois, cette publicité est la meilleure dans sa simplicité, affirmait-il, d’un sur entendu.
Un imprimeur de Montrouge se chargea du travail moyennant cent dix francs. Soleil ne quitta presque pas l’imprimerie avant que ses mille exemplaires fussent tirés. Il était transformé par une joie d’enfant. Au fur et à mesure que sa musique tombait en pages définitives, elle lui donnait la certitude de son talent. Il imaginait son nom associé à d’autres noms célèbres de l’époque. On parlerait de lui peu à peu, sa gloire serait durable. On jouerait ses œuvres dans les grands concerts. Il deviendrait l’homme qu’il était peut-être déjà. Et dans l’étourdissement de la réussite son talent fermenterait. Car, son caractère indolent l’exigeait, il ne pouvait persévérer sans applaudissements.
Enfin le moment de la parution vint. Soleil se fit livrer la totalité du tirage au Trinité Hôtel et passa une demi-journée à se repaître de son œuvre. Il prenait un exemplaire de la symphonie, le feuilletait, fredonnait un passage bien venu, puis il le posait pour en prendre un autre qui lui semblait différent. Chaque partition avait son caractère, et surgissait dans sa vue avec la brusquerie d’une chose inconnue. Il humait ces feuillets neufs, ce papier fraîchement imprimé. Les mille brochures le représentaient différemment, il était contenu mille fois et mille fois nouveau.
Le soir, Claire partagea sa joie. Elle voulut à toute force qu’il lui dédicaçât un exemplaire et elle embrassa la signature.
— Tu te mets de l’encre sur les lèvres, prévint ce faux poète.
Dès le lendemain il partit à la conquête du public, un paquet de symphonies sous le bras. Il se présenta chez des marchands de musique de la rive gauche qu’il connaissait vaguement et leur laissa à chacun une vingtaine de partitions. Il réussit à en caser de la sorte près de quatre cents dans la même journée. Il était résolu à repasser sous huitaine afin de « relever le compteur » selon ses propres expressions. Il ne lui restait plus qu’à se tenir à l’affût, mais il voulut mettre à exécution son projet de lancement et courut chez ses amis du Bar. Il leur exposa son plan et leur remit à chacun l’argent nécessaire à l’achat de plusieurs symphonies.
— Vous saisissez, expliquait-il, la musique peut se lancer comme un produit quelconque. Si le vendeur se voit demander tel morceau, il s’y intéresse et le pousse. Il faut savoir semer pour récolter.
Soleil refusa les propositions de ses amis relatives à une partie de passe anglaise car il se trouvait « désargenté » et reprit le chemin de son hôtel.
Les musiciens se gaussèrent et de sa symphonie et de son sens des affaires. L’un d’eux proposa de grouper l’argent distribué par Ange et de le boire à la réussite de son œuvre ; cette proposition réunit tous les suffrages.
* * *
Pendant les huit jours qui suivirent, les deux amants se nourrirent de pain frais et de poissons frits qu’ils absorbaient devant quelque café crème tiède. Ils riaient de leur indigence passagère.
— Et dire, rêvait Claire en époussetant les miettes égarées dans les plis de sa jupe, et dire que tes symphonies sont peut-être toutes vendues.
— Tant mieux, souriait Soleil, il en reste encore six cents, je peux réapprovisionner mes magasins, de plus, mon imprimeur m’a promis de conserver les flans pendant quelque temps.
Il prenait un crayon et s’absorbait dans des multiplications sur le marbre de la table ce qui faisait maugréer le patron.
Le grand jour tombait un vendredi. Ange se leva en même temps que sa maîtresse et partit relever ses filets.
Il était ému mais calme. Au contraire Claire vivait des instants de folle surexcitation, tant et si bien qu’elle accumula erreurs sur erreurs à la maison Blanchin. Le marchand de vins, contrairement à ses habitudes, laissa éclater sa colère. Son ressentiment contre Claire s’étala en termes véhéments. Il l’accabla de reproches, allant jusqu’à faire des allusions à sa vie privée, dont à la vérité il ne savait rien.
— Je me demande ce qui vous occupe l’esprit, déclara Blanchin, ma parole vous devez être la victime d’un gigolo pour perdre ainsi l’habitude de votre travail.
C’était là une phrase malheureuse. Claire pouvait tolérer d’être rabrouée pour des fautes évidentes, elle aurait accepté l’injure de cette supposition si celle-ci n’avait pas été l’expression de la vérité, mais voir accoler au veston d’Ange le terme de gigolo la pétrifia de fureur.
Elle se leva raide et blême.
— Je vous défends, je vous défends, grinça-t-elle.
Le marchand de vins la traita de péronnelle.
La jeune fille riposta en qualifiant son patron de goujat et de garde-chiourme, ce qui malgré l’étendue des droits prolétaires, dépassait une élémentaire mesure. Blanchin vit son autorité en équilibre instable ; or l’autorité avant tout, il pensa à Richelieu qui fit exécuter St-Mars.
— Je vous chasse, dit-il, non sans quelque noblesse.
* * *
Pour la première fois Claire subit la cuisante humiliation d’un renvoi.
Elle rentra chez elle, hagarde et tremblante mais soulagée néanmoins par le sentiment d’accéder à une nouvelle époque.
— Je suis arrivée, je suis arrivée, murmurait-elle. À quoi ? elle était incapable de le comprendre. Ces derniers mois de travail lui faisaient l’effet d’un pénible cheminement à travers une jungle de maléfices. Son renvoi en était l’aboutissement. Elle avait évolué par rapport à un état de chose immuable. Elle venait de se dégager. Peut-être était-ce bien ainsi.
Elle admirait l’opportunité du hasard, qui la privait de ressources le jour même où Ange plongeait dans une mine prolifique. La jeune fille se calma. Bientôt ne subsista plus en elle qu’une brûlure d’amour-propre.
Elle se mit à coudre en attendant le retour de Soleil.
Il arriva sur le soir, tête basse et le regard vidé, portant sous le bras, au complet, les quatre cents symphonies déposées.
— Rien ! rien ! on s’est foutu de moi. Le monde entier me boude. Je suis un raté, trépigna-t-il. Les copains ne se sont même pas dérangés. Quelle immense trahison Claire ! Pas une symphonie de vendue. Si tu avais vu le sourire narquois des vendeurs.
Claire pressa sur sa poitrine la tête échevelée de son amant.
— Nous payons notre bonheur, dit-elle, mais tout cela n’est rien, il n’a pas de prix. Je t’aime.
Brièvement, elle lui relata ses déboires personnels.
— Il ne manquait plus que cela ! tonna le musicien, eh bien, nous sommes dans de beaux draps.
Elle eut un geste très doux ; de son bras replié, elle le fit basculer sur le lit au bord duquel il était assis.
— Tais-toi, tais-toi, chuchota-t-elle en s’allongeant à ses côtés, ne sens-tu pas à quel point nous sommes deux ?
Ange fut frappé par la grâce de l’instant.
Il se tut.
Leur nuit fut noire. Elle fut très longue comme une nuit de convalescent et douloureuse car ils ne dînèrent pas.
Ils se tenaient immobiles, dans leur lit, pareils à des gisants, éveillés et silencieux, avec le poids de Paris sur leur ventre. Une enseigne lumineuse jetait spasmodiquement dans la chambre des vagues de lumière rouge.
Pendant ces intervalles de clarté artificielle, les amants apercevaient la façade morte des « Galeries Lafayette » lardée d’échelles de secours qui ressemblait à un chantier abandonné. La rumeur des boulevards montait jusqu’à eux, les ensevelissant dans leur silence. Le va-et-vient furtif de l’hôtel se confondait avec des bruits vagues. Mon Dieu, que tout cela importait peu. Ils étaient eux deux, allongés côte à côte dans la mort de leur amour. Ils refusaient ce qui ne venait pas de l’autre. Ils se taisaient ; et leurs corps ne se touchaient pas.
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