— Elle a dû beaucoup souffrir, s’apitoya Blanchin.
Il ne pouvait deviner qu’au contraire la fille Rogissard sortait d’un bain de bonheur tant chez cette curieuse amante, l’amour engendrait une tristesse sereine, le vague désespoir d’un moment englouti, la terreur superstitieuse du temps qui passe sur la joie et du monde qui continue. Elle se remit au travail et oublia d’approfondir sa peine.
Notre vie nous est plus vaste que l’histoire du monde. Elle se gradue également en ères et en époques, notre drame est celui des collectivités, et nous traversons des âges comportant chacun ses aventures. Comme le monde toujours, en imaginant un probable, nous marchons vers l’incertain et tombons sur un nouveau qui ne nous satisfait pas. Nous ne savons qu’attendre autre chose et que rêver d’ailleurs, mais nous avançons dans l’ombre de la réalité, de cette réalité devant laquelle reculent nos horizons.
Claire accéda progressivement à une nouvelle époque de sa vie. Elle devina cette métamorphose de ses pensées et ne s’en effraya pas. Son existence changeait, et c’était par un mouvement intérieur. Ce mouvement émanait d’elle-même. Il habitait dans son être comme une souffrance, et, comme une souffrance, la transformait. Le spectacle familier demeurait constant mais cessait d’être familier. Elle voyait différemment et ne retrouvait plus ses sensations habituelles. Elle se sentait désemparée. Le don de Worms lui avait ôté le sens de l’argent. Cette grosse somme faussait le prix de son travail. Ses efforts lui paraissaient maintenant dérisoires, au point qu’elle éprouvait l’impression de perdre son temps en travaillant. Son goût pour la tâche bien faite faiblissait car il prenait l’aspect déroutant d’un plaisir exclusif.
Sans que rien n’ait apparemment changé autour d’elle, sans que ses habitudes soient atteintes, sa puissance, c’est-à-dire le naturel, l’hermétisme de son ordre de vie, tressaillait et ce séisme moral annonçait la formation d’une vision nouvelle, de conceptions nouvelles, peut-être même d’une morale nouvelle. Claire était en marche pour une transformation. Sans que rien ne meure tout à fait en elle, quelque chose allait naître, qui serait la suite de son propre personnage.
Nous nous continuons, pareils aux arbres dont il faut couper les branches pour leur permettre de croître et de se vivifier.
Claire apercevait brusquement l’aridité du gain. Jusqu’à présent, elle avait travaillé pour sa propre satisfaction et pour celle de ses employeurs en déposant le bénéfice de cet acte aux pieds de son amant. Maintenant sa besogne l’encombrait comme un sacrifice inutile. Que représentait son salaire mensuel de trois cents francs en regard des cinq mille francs extorqués à Worms avec une si belle impudeur ? Elle regrettait d’être séparée de Soleil par l’appât d’un aussi piètre gain. Cette fille économe perdit le sens de l’argent. Pour l’ancienne Claire, chaque pièce de monnaie annonçait une liste de denrées et de plaisirs menus. C’était la possibilité d’une satisfaction laborieusement acquise et dont elle s’autorisait à jouir chichement de temps à autre. La nouvelle Claire ne distinguait plus dans les monnaies qu’un métal magique chargé d’enchaîner son amour.
Ange consommait de l’argent. Il l’empochait sans remords et sans curiosité sur sa provenance. La petite fortune rapportée par Claire le fit sourire mais il ne posa aucune question.
— Mazette ! remarqua-t-il simplement, sans la moindre arrière-pensée, on rétribue grassement les infirmières dans ton bled.
Claire détourna la tête pour rougir à son aise.
Elle pensait à la générosité de Worms que son amour discret, ravalé, étouffé comme une grossesse honteuse devait ronger ; mais toute à son bonheur égoïste, elle ne parvenait pas à se hausser jusqu’à la douleur d’autrui. La pensée qu’elle en était la source ne la gênait pas. Dans son esprit atrophié par un éblouissant amour, Worms demeurait l’être à demi légendaire, le bonhomme vaguement loufoque, le Boubouroche ridiculement amoureux et exagérément généreux.
Félix Blanchin découvrit avec inquiétude le changement survenu dans l’attitude de sa collaboratrice. Elle travaillait toujours avec une conscience digne d’éloges mais sans ardeur, accablée par une langueur inquiétante. Il se perdit en suppositions, la crut tour à tour amoureuse, malade ou lasse, essaya de la confesser, ne réussit qu’à l’effaroucher et revint sur ses positions d’observateur.
Claire faillissait lentement à sa règle de conduite. Son détachement du travail était perceptible d’en dessous, c’est-à-dire que si son patron pressentait seulement un bouleversement, ses collègues le voyaient nettement. Car leurs rapports avec la jeune fille changeaient. Elle ne retrouvait pas cet entrain gentil et souriant qui plaisait tant aux employés sur lesquels s’exerçait son autorité. Elle ne savait plus la joie paisible d’expliquer au lieu d’ordonner ; aucune solidarité n’adoucissait les sanctions qu’elle appliquait au nom de Blanchin. Cette solidarité qu’elle devait à l’humilité de son enfance populaire, elle ne l’éprouvait plus. Pour conserver intact son passé, il faut souffrir, Claire s’ensevelissait dans un bonheur de bête, elle ne rencontrait plus que des difficultés, des inquiétudes, de petits tourments dont elle se repaissait.
* * *
Ange Soleil dépensait chaque jour une somme rondelette puisée le matin dans le pot à tabac de palissandre où Claire serrait ses valeurs. Il jouait énormément en compagnie de ses amis et aussi avec des partenaires de rencontre qui le plumaient avec tout autant d’entrain. Mais le jeu ne remplissait pas ses journées car il l’épuisait. Pour se débarrasser de l’état de fébrilité dans lequel le plongeait la frénésie du cornet à dés, Soleil se distrayait avec les filles du boulevard de Clichy. Il dansait fort bien et ses attitudes langoureuses de bohème embourgeoisé connaissaient un succès pétri de considération auprès de ces femmes naïves, cocardières et gogodes dont la seule force réside dans la conscience professionnelle et pour lesquelles chaque client représente une somme d’argent en équilibre sur un désir. Elles appartiennent au vice comme un soldat appartient à son régiment et le servent par devoir, par habitude et parfois par plaisir, car il est un au-delà où il fait bon vivre et d’où l’on regarde venir à soi, par la porte feutrée, la véritable vie, la vie aride et tourmentée, qui se présente gauchement, le col relevé et l’épiderme à vif.
Les filles accueillent volontiers qui les méprise. Or Soleil ne méprisait pas précisément les prostituées mais toutes les femmes sur lesquelles il s’était une bonne fois démontré sa supériorité. Il aimait boire des fines à l’eau au milieu des groupes pérorant, s’introduire dans les conversations de ces dames qui, tout en attendant leurs « Jules », discutaient de « coucher » et de « comptée ». Il se frottait voluptueusement à ce milieu facile mais malgré tout empreint d’un louche mystère. C’était un de ces gamins qui précèdent à reculons les fanfares militaires : il regardait, écoutait, s’extasiait. Il était hanté par le désir d’appartenir à cette faune mais sentait son inconsistance et la légèreté de sa paresse qui lui ôtaient jusqu’à la possibilité de s’« affranchir ». Car il souffrait moins d’une paresse d’action que d’une paresse d’élaboration. En pourceau aveugle et goulu, il tétait la vie à la première mamelle venu. Claire avait dissipé le léger mécanisme qui pouvait donner à ce fainéant le courage de travailler : la nécessité. Sans besoins, Ange était sans force. Il suivait qui le tolérait, se faisant humble et servile pour payer de sa présence. Il se savait inexistant et témoignait de la reconnaissance à ces tricheurs, à ces filles, à cette pègre bon enfant au sein de laquelle il se couchait comme sur un lit paisible. Parfois, lorsqu’une des prostituées en compagnie de qui il venait de trinquer sortait du café, il la suivait d’une allure dégagée et la hélait.
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