— Et voilà que je me sens incapable aujourd’hui, larmoya le bonhomme.
— Ah bast ! ne vous inquiétez donc pas. Votre corps obéissait à une routine sexuelle, il y avait accoutumance de l’organisme. Les premiers froids sont la conséquence de votre faiblesse, dit en riant Ferdinand, n’en soyez pas surpris ; madame Budin pour une fois vous pardonnera votre carence.
Il parla un moment de la sorte, à la fois enjoué et sermonneur. Les deux vieux dodelinaient de la tête et se sentaient gagnés par la gaîté du docteur.
— Bien sûr, émit la femme, qui généreusement s’associait à l’infortune de son mari, on se fait vieux, docteur, il faut en convenir.
D’après Worms, le vieux père Budin avait bien plus besoin d’un petit discours remoralisateur que d’aphrodisiaques. Il le consola habilement et, avec beaucoup de délicatesse, lui fit sentir combien Cupidon s’était montré magnanime envers lui. Il excita l’orgueil du vieillard et y parvint facilement. Il laissa les deux époux complètement rassérénés.
* * *
Il ne se pressa pas de rentrer chez lui malgré le froid cuisant. Du reste, plongé dans des réflexions sans fond, il était insensible à la température. Un peu de neige couvrait par plaques les toitures et la cime des arbres, la route était inerte et des corbeaux aux contours imprécis nageaient en croassant dans une brume fluide.
Ferdinand pensait à la vitalité de ce vieillard. Il ne savait s’il éprouvait de l’admiration ou plutôt une répulsion inavouée devant cette bestialité de forniqueur, peut-être les deux à la fois. Ce qu’il admirait, c’était cette défaite de la vieillesse devant le sexe, mais il ne pouvait contenir un frisson de répulsion à l’évocation de ces amours séniles. Le médecin ne connaissait pas les embrasements des désirs impérieux, sa chair était calme, raisonnable. Peut-être parce qu’il n’était pas un imaginatif et ne pouvait oublier sa profession en temps utile. Les images pornographiques ne lui fouettaient pas le sang, pourtant combien en avait-il aperçues dans les tiroirs des tables de nuit, chez de vieux intellectuels, chez des filles, voire dans des foyers apparemment sains et vigoureux où il s’étonnait de ce répugnant secours réclamé par les sens à la lubricité.
Blanche n’était certes pas femme à cultiver ses sens. Elle montrait en amour la froideur de l’inertie, tempérée parfois d’ardeurs stupides et maladroites suivies par une gêne intense. Blanche était honteuse de ses élans, en femme vertueuse marquée par une compréhension étroite de la religion ; et Ferdinand, par enchaînement, était honteux de la gêne de sa femme qui le ravalait au rang d’un suborneur polisson.
Son intelligence refusait de croire à l’amour physique. Le désir n’était pour lui qu’un banal appétit des sens aussi agréable à assouvir que la faim ou le sommeil mais dont l’apaisement engendrait une tristesse de la chair. Rien de cérébral ne participait à ses étreintes et comme l’amour ne le harcelait pas, il était devenu chaste par manque d’ardeur.
L’incident des deux vieillards le déconcertait. Certes, il l’avait dit, tous deux obéissaient à une routine sexuelle, cependant cette persévérance glorifiait l’amour et, pour la première fois peut-être, Ferdinand Worms devinait que l’acte comporte du sentiment ; il commençait à voir dans un amoureux une divinité en puissance.
Il pensa à Claire ouvertement car, sans trêve, l’image de la jeune fille sommeillait dans sa mémoire et il fut honteux de mêler à des pensées impures celle qu’il s’appliquait à spiritualiser. Furtivement, il évalua le corps de la fille Rogissard. Il se souvint de sa bouche humide, de son regard brillant, de ses formes à peine esquissées, mystérieuses infiniment. Il n’aurait pas cru porter en lui de tels souvenirs. Y avait-il donc quelque part dans son être, échappant à son contrôle, un coin secret où croupissaient des pensées douteuses et des désirs repoussés ?
Oui ! le corps de Claire ondulait devant ses yeux, dans les vitres embuées du pare-brise comme une vision née du froid. Pour échapper au danger de ces évocations charnelles, Ferdinand essaya de se distraire avec le froid ; depuis un bon moment, il ne l’éprouvait plus. Le froid ! une scène de son enfance concrétisait le mot ! Un hiver, il avait placé des pièges à moineaux dans la cour de la caserne, après avoir balayé la neige ; un oiseau s’était laissé prendre. Il était raide et dur et pesant ; le fil de cuivre du piège collait aux doigts. Le petit Ferdinand avait reçu comme un choc l’odieuse impression causée par cette bête morte, absolument morte, puisque la dépouille ne connaissait pas cette sorte de vie de la décomposition, et par ce métal brûlant et poisseux de froid. De froid ! De froid ! Si le froid saisissait le corps de Claire, quelle statue austère cela donnerait ! Worms voyait des seins de vierge antiques, brutaux et secrets, un ventre plat, parcouru d’un frisson immobile, un pubis délicat, et des jambes révoltées contre la pesanteur. Un lent désir naissait en Ferdinand, un désir impérieux et dru pareil à la croissance d’une racine qui crissait dans sa chair comme une lame dans un fruit vert. Worms se concentra sur la conduite de son automobile. Non ! il ne voulait pas subir une emprise aussi totale, il refusait de se soumettre aux complaisances d’une imagination qu’il avait crue aride. Il acceptait d’aimer Claire un peu parce qu’il ne croyait pas en Dieu et parce qu’il y avait en lui de la place pour un Dieu. Mais il s’insurgeait contre une possession totale. Il avait besoin de sa maîtrise, de sa lucidité, de son calme, de l’apathie de ses sens pour être vraiment soi-même, pour subsister et se poursuivre.
— Sacristi, murmura-t-il, voilà bien des souffrances en perspective.
Car il avait un principe de vie avec lequel il voulait être loyal coûte que coûte.
Mais les principes sont des accidents survenus aux volontés. Le médecin fut bientôt convaincu qu’il désirait Claire, malgré sa raison.
— Comment ! s’exclama Worms en arrivant chez lui, tu n’es pas encore couchée, Blanche, dans ton état…
Il disait cela moins par sollicitude que par irritation contre sa femme dont, ce soir, la vue lui était insupportable.
Dieu ! qu’il la trouvait laide avec ses traits tirés qui mettaient une morne fixité dans son regard et sa taille ample, informe, ballonnée par un ventre pointu, pas symbolique du tout.
— Je t’attendais, mon ami, dit Blanche paisiblement. Je n’ai plus que toi depuis que tes parents ont emmené François.
Bien entendu elle se mit à pleurer. Ces larmes de mère, loin d’émouvoir Ferdinand, l’agacèrent ; il osa comparer sa femme à une vache désolée. Oui il devait se montrer franc sur ce chapitre, Blanche était bovine et infiniment ridicule, elle ne savait pas pleurer, elle ne savait rien faire, rien dire, rien penser qui ne soit elle, lamentablement elle.
Worms eut un frémissement devant la catastrophe qu’elle représentait. Toute sa vie, il serait flanqué de cette présence flasque, qui lui donnerait des enfants, recevrait ses relations, l’attendrait pour se mettre au lit, et pleurerait maladroitement.
Toute la vie, toute la vie…
Ah ! combien les bagnards avaient de chance que leurs fers soient en fer !
Le vieux père Budin mourut le lendemain d’une crise d’urémie aiguë.
Le temps est venu pour le lecteur de faire plus ample connaissance avec Ange Soleil, lequel n’a rôdé dans les pages précédentes qu’à titre de silhouette. Ce bohème embourgeoisé n’excitait guère la curiosité, bien qu’il se vêtit de velours à grosses côtes et adorna son visage de favoris pesants. Ni l’aisance ni l’excentricité ne pouvaient le sauver du commun. Il émanait de la médiocrité comme d’un arbre qu’aucune greffe ne pouvait améliorer. C’était irrémédiablement un individu malgré ses efforts pour se créer un personnage. Son visage exprimait seulement l’orgueil de ce qu’il désirait paraître. Tous les artifices suggérés par une étroite imagination se lisaient sur ce masque anguleux, à peau blanche et opaque. On découvrait au fond de son regard une cohorte de pensées nonchalantes, contournant tous ces tremplins intellectuels qui se nomment orgueil, volonté, ténacité, courage. Soleil était indolent et prétentieux. Il se savait incapable d’agir et attribuait sa paresse à son talent car l’intelligence ne lui faisait pas complètement défaut. C’est un précieux réconfort que de pouvoir donner des interprétations flatteuses à ses travers. Nous employons à dessein le mot « travers » parce que les défauts de Ange ne se haussaient pas jusqu’au vice. Il faut une certaine envergure pour supporter le vice ; le musicien appartenait à ces jouisseurs timorés, qui n’assimilent que les facilités de l’existence sans toutefois se donner la peine de les rechercher. Il s’admirait beaucoup. Peut-être possédait-il quelque talent — il composait parfois assez facilement — mais son œuvre n’était pas un affluent du grand art et ne prenait pas sa source sous le roc du génie car, si elle était assez réfléchie, elle n’était jamais éprouvée. Sa musique manquait d’inspiration comme l’eau des remous manque de courant. Elle tournait en rond, mais cette circonférence se décrivait autour d’aucun pivot sensible. Il s’agissait d’une circonférence accidentelle, sans nulle autre combinaison que sa forme : circonférence d’un serpent qui mord sa queue. La musique d’Ange se mordait la queue ; elle n’emprisonnait pas l’ombre d’un sentiment violent. Elle était laborieuse et vide.
Читать дальше