— Mon Dieu ! s’exclama Claire, bouleversée malgré elle par la gravité de cet aveu.
— Ne me demandez pas d’explications, poursuivit le docteur. J’ignore comment la chose s’est produite, l’amour, — non, ne sursautez pas — l’amour n’a pas d’origine. Il ne s’observe pas, il se constate. Je l’ai constaté chez moi un matin, fort gravement, en médecin ; je me suis en somme diagnostiqué. Je vous aime d’un amour lunaire, c’est-à-dire d’un amour lumineux mais sans chaleur. Non ! vous le voyez, Claire, je ne suis pas votre ami mais votre vieil amoureux. N’attendez aucune folie d’un monsieur aussi sérieux, ligoté par sa situation et ses préjugés. N’attendez aucune autre folie que cet aveu fait d’une voix paisible. Voyez, j’ai saisi votre main et machinalement mes doigts ont rampé jusqu’à votre pouls, et je vous révèle mon amour avec le ton que je prends pour annoncer aux gens qu’ils sont atteints de pleurésie.
— Comme tout cela est triste ! soupira Claire.
— N’est-ce pas ? Et comme cette tristesse est triste !
— Pourquoi avez-vous parlé ?
— Ne me le reprochez pas, Claire, murmura Ferdinand, vous m’offrez sans doute la seule occasion de dire à une femme que je l’aime. Oui, de ma vie. J’existais allègrement, sans croire à ce qui n’était pas en moi. Parfois je me disais : l’amour ? eh bien quoi, l’amour ?
— Oui, je sais, fit la jeune fille d’une voix lasse.
— Maintenant, poursuivit le médecin, je dis : l’amour ? C’est cela bien sûr ; et je reprends votre exclamation de tout à l’heure : comme tout cela est triste ! Mais quelle paix dans cette tristesse, Claire, et quel émerveillement nous procure cette cascade de sentiments pétillants ! Le jour où je vous ai vue, j’ai pensé : quelle petite garce ! Le même soir, tandis que nous luttions ensemble pour arracher votre père à la mort, je vous observais, j’essayais de vous juger et, Dieu ! l’étrange, la désagréable sensation, votre personne ne me procurait plus aucune impression sinon une impression de joie et d’angoisse. Moi qui n’ai jamais soigné que des cas, j’aspirais à vous soigner. J’aurais voulu écarter de votre tête un danger plus direct que celui menaçant votre quiétude en la personne de votre père.
Claire écoutait, les yeux baissés. Ses pommettes s’empourpraient. Elle était rouge d’orgueil. Une femme courtisée minaude, une femme ainsi assaillie par un aveu soudain ne peut que se taire, elle perd sa voix car ses pensées lui échappent. Pourtant malgré le tourbillon de son esprit, Claire pensait à son triomphe, elle avait conquis ce médecin, cet homme sérieux au cœur engourdi, aux impulsions paralysées. Il lui racontait son amour en phrases précises, et sa petite histoire d’homme désabusé ravissait la fille Rogissard.
« Si je puis ainsi inspirer l’amour, pensait-elle, je suis assez forte pour garder Ange. Elle se pénétrait de cette certitude qui la fortifiait, l’enthousiasmait, la grandissait et elle était reconnaissante à Worms de la lui avoir donnée. »
— Si je n’avais jamais parlé, poursuivit Ferdinand après un silence méditatif, le temps aurait passé sur mon sentiment et sans doute, un jour, aurais-je douté d’avoir éprouvé réellement ce que j’éprouve aujourd’hui. Cette aventure intérieure m’aurait laissé comme une impression de refoulement amoindrissante tandis que maintenant je vais souffrir réellement. Ah ! la bonne, la rude, la saine souffrance en compagnie de laquelle je vais vivre. Elle aura un visage : le vôtre ; elle sera vivace et je la porterai allègrement.
Claire regarda Worms au-delà de ses yeux et convint qu’il était presque beau. « Si la beauté n’est pas une harmonie physique, mais une force dans l’expression, le docteur est beau, se dit-elle. » Elle était gênée de ne pouvoir se ressaisir, de ne rien avoir à objecter puisque Worms ne lui demandait rien. Que répondre ? comment échapper à l’emprise de cette calme déclaration ?
Elle voulut ouvrir la bouche, mais le médecin qui l’observait, devina les protestations banales qu’elle allait proférer et leva la main vivement.
— Attendez, attendez ! s’exclama-t-il, ne parlez pas, petite, ne parlez pas avant d’avoir compris que je vis un instant unique, un instant dont on se souvient, que l’on recherche et dont on cultive le souvenir. Ne me dites pas des choses connues qui me navreraient. Tenez, ne me dites rien : je préfère admirer vos silences plutôt que de regretter vos paroles.
— J’allais parler pour vous signifier que je préférais garder le silence, fit la jeune fille. Je ne suis ni une innocente, ni une pimbêche, j’avais soupçonné ce que vous croyez me révéler, mais je vous remercie d’avoir parlé. La vie des femmes est peuplée de sourires et de compliments, elle manque d’un regard profond. Vous avez pris place dans la mienne, bon docteur, et je sais que je puis compter sur vous.
— Vous le pouvez ! s’écria Ferdinand, sortant de sa réserve.
La violence d’un sentiment chez la femme tombe vite. Brusquement, Claire pensa au côté sordide de son aventure. La dernière phrase de Worms lui donna la certitude qu’il était à la température convenable pour le pressurer. Elle prit un air accablé. Le médecin, chauffé à blanc, ne décela pas la part de comédie que comportait l’attitude de Claire.
— Merci, merci d’exister, cher ami, soupira-t-elle, car vous êtes mon ami, malgré tout. Mettons que notre amitié soit… compliquée, cela vous effraierait-il ?
— Non, balbutia Worms, la gorge sèche.
— Je tiens à votre amitié, parce que c’est d’amitié que j’ai besoin. Je suis si lasse, si malheureuse, ajouta la rouée jeune fille en versant quelques larmes providentielles.
— Qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? s’inquiéta le médecin, éperdu devant ce brusque désespoir.
— Comment oserai-je jamais vous le dire, ne savez-vous donc point combien je suis une fille farouche, entière, sottement orgueilleuse ?
Il a fallu que vous soyez exactement cela pour séduire l’homme calme que je suis, rétorqua Ferdinand ; vous me devez des confidences, Claire, une montagne de confidences pour compenser celle qui m’a échappé tout à l’heure.
Claire blottit sa main dans celle de son amoureux.
— Eh bien, je souffre de mon indigence, dit-elle, le regard pendant. La maladie de mon père a épuisé mes maigres économies, ce qui m’est égal, mais je laisse mon père dans un total dénuement, ce qui me navre.
— Quoi ! ce n’est que cela, s’exclama Worms, tout heureux de ce souci qu’il lui était aisé de dissiper. Mais je vais vous aider, petite.
La jeune fille se leva et réussit à pâlir.
— Après ce qui vient de se passer, cria-t-elle, jamais ! Ô, docteur, ô mon ami, pourquoi n’avez-vous pas su m’éviter cette blessure ?
Worms fut décontenancé par cette douleur d’amour-propre et se sentit gauche.
« Diable, songea Claire, j’ai exagéré l’indignation, pourvu qu’« il » insiste ! »
Le docteur insista. Il se trouvait dans cet état de demi-inconscience dans lequel vous plonge un choc sentimental. Il insista avec une sorte de sombre fureur, avec une obstination aveugle, car il avait l’impression qu’en secourant Claire matériellement, il s’introduisait irrémédiablement dans sa vie. Lui faire accepter de l’argent devint pour lui un rêve extravagant et impérieux, un but mirifique auquel tendirent unanimement toutes ses facultés.
— Il faut que vous acceptiez mon aide, reprit Worms avec force, il le faut ; s’il est exact que vous me considériez comme votre ami. Il vous est possible de me donner de la joie sans vous mettre en cause, faites-moi l’aumône d’accepter de l’argent. Ayez l’intelligence de l’accepter sans répulsion, sans scrupules et sans remords. Au reste, ce n’est pas à vous qu’il sera destiné, mais à votre père, il ne vous soulagera que l’esprit et vous permettra de partir d’un cœur léger.
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