Une clarté infirme tenait lieu de jour. La lumière universelle, la glorieuse lumière impitoyable et bravante des ciels dégagés, des ciels de faïence bleue, avait disparu. Les becs de gaz brûlaient tard. Midi, seul, apportait quelque vie mais presque aussitôt le jour agonisait.
C’était cette période blafarde et morne au cours de laquelle l’hiver s’installe. Les hommes subissaient péniblement ce lent investissement de l’obscurité et du froid.
Les saisons reviennent inéluctablement, on ne les prévoit pas ; pourtant, leur retour alterné nous étonne sans cesse.
Ferdinand Worms aimait l’hiver parce que les sentiments ne sont pas distraits par le mouvement extérieur. Tout est rentré, tout est feutré, tout somnole, la vie sommeille, et le sommeil de la vie est un gage de régénérescence.
Il expédia en premier lieu ses visites urgentes et se hâta en direction de la gare. Comme chaque jour, Claire le guettait par la fenêtre. Levant les yeux il aperçut le visage de la jeune fille écrasé contre la vitre striée par des fougères de glace, on aurait dit un visage aperçu dans un miroir brisé. Il sourit.
Les locataires le surveillaient également. Dans les étages des portes s’ouvraient silencieusement sur son passage et des femmes aux sourires perfides ne manquaient pas de le gifler d’un « bonjour, docteur » féroce.
Chaque jour, Worms se disait que cette situation ne pouvait durer. Rogissard se portait comme un charme et offrait maintenant un bien faible bouclier à ces visites quotidiennes. D’autre part, Ferdinand aurait voulu réagir contre ce lent engourdissement qui annihilait sa volonté. Au moment de partir, il annonçait immanquablement : « cette fois, je vous laisse, je repasserai dans quelque temps. » Mais à peine dans l’escalier, une panique s’emparait de lui. Il devait se raidir pour ne pas retourner auprès de Claire. Il se remettait à fonctionner tant bien que mal, s’étourdissait avec d’autres malades. Jamais sa clientèle n’eut un médecin plus volubile, plus décidé aussi.
« Je suis seul avec ma médecine, se disait-il, entouré de tendresse et de relations, je ne possède ni amour, ni amis. J’assiste les autres et personne ne m’assiste. »
Il éprouvait à quarante ans l’impérieux besoin d’aimer. Les vies chastes et raisonnables cèdent ainsi tardivement. Claire l’avait intéressé par les aspérités de son caractère. Il lui avait été reconnaissant du choc de leur premier contact. Il la savait ferme, sans échapper pour cela à la faiblesse implorante de la véritable féminité, et il admirait son insolente hardiesse. Elle appartenait à cette catégorie de femmes qui paraissent solliciter une protection tout en assurant qu’elles ne l’accepteront point. Parvenu à un état de satiété conjugale, Worms avait le cœur comprimé. Soudain il ressentait une infinie lassitude pour la distinction fagotée de sa femme. Il se sentait écrasé sous le manteau d’or de la dignité. Il aimait sa compagnie, à cause des silences lourds de pensées qui creusaient leurs conversations. Il aimait son visage impassible sur lequel se matérialisait chaque sentiment : l’eau tranquille se froisse sous le plus léger vent. Il aimait ses mines sérieuses, ses traits durs de jeune fille allemande, sa pâleur bleutée et son petit sourire, infiniment triste, de statuette d’un âge lointain. C’est en « aimant » une profusion de détails physiques et moraux chez un être que l’on finit par l’aimer tout court. Au début, on voit surgir une foule de travers vite étouffés dans l’exubérance de l’enthousiasme. L’être aimé peut se permettre tous les défauts et même bien des tares, une qualité les contrebalance infailliblement : l’amour qu’il provoque. Car n’est-ce pas la plus belle des qualités, la plus périlleuse et la plus noble, la plus complète, la plus ardente, la plus innocente que de susciter l’amour ? Il n’y a aucun mérite à aimer puisque aimer c’est se trouver simplement en état de réceptivité, c’est être touché par une lumière invisible pour d’autres, mais se faire aimer, quelle puissance ! Pauvre Dieu ! qui ne connaît que l’amour fanatique. Sans la banale apparition de Claire, Ferdinand Worms n’aurait jamais connu l’amour. Claire fut un hasard. Dieu a consenti le hasard aux hommes afin de féconder leurs inerties.
La jeune fille s’aperçut très vite de l’impression qu’elle produisait chez le docteur, mais elle n’en laissa rien paraître. Les femmes sont les seules à savoir voir sans regarder, voilà pourquoi tant de timides promènent dans leurs souvenirs des passions inutilisées. Très habilement elle accepta sous forme d’amitié l’assiduité de Ferdinand Worms, elle sut se montrer familière aux moments opportuns, et réduire ainsi les élans du médecin.
« Vous avez raison », disait-elle à la voisine, le docteur Worms est un très grand praticien, je regrette notre algarade du début, du reste il ne m’en tient pas rigueur et nous sommes devenus bons amis.
La constance de Worms ne la troublait pas mais lui procurait un enchantement obscur. Elle savourait comme une victoire inattendue l’amour du médecin. Et les victoires les plus enivrantes sont celles que l’on remporte en ignorant la lutte.
Cependant, près d’un mois s’était écoulé depuis son arrivée. Son père commençait à se lever et les lettres de Ange, espacées et laconiques au début, devenaient pressantes, car l’artiste avait consommé rapidement le pécule de Claire et recommençait à craindre la misère. Le musicien venait d’apprendre la bonne vie et n’entendait pas l’oublier. Les artistes sont des despotes qui ignorent les limites et particulièrement la limite des exigences. Il tyrannisait la malheureuse Claire par des demandes d’argent.
« Je cherche du travail, lui écrivait-il, n’importe quoi une fois de plus. Hélas je vais devoir abandonner ma musique. Tout allait trop bien. Évidemment ton retour arrangerait tout — avouait ce cynique inconscient — Oh ! pourquoi une amante a-t-elle des devoirs paternels. Tu es femme, tu n’es pas enfant, et tu es ma femme. Tu te dois à moi, car tu travailles pour moi. Mais comment en éprouverais-je du remords puisque de mon côté je n’édifie mon œuvre que pour toi, je ne ressens que de la reconnaissance et c’est tellement plus beau, tellement moins lourd, tellement facile entre nous deux. »
Claire interprétait cet égoïsme comme une exigence du génie. Affolée, craignant une faillite de son bonheur, elle avait expédié à Ange des mandats prélevés sur le peu d’argent dont elle s’était munie. Lorsqu’elle fut à court d’argent à son tour, elle écrivit une lettre savamment dosée à son patron, afin de lui réclamer une avance sur ses futurs appointements. Le marchand de vins lui adressa une aumône en l’avertissant qu’il ne s’agissait pas d’un précédent, mais d’un fait isolé, unique, dont il espérait qu’elle se souviendrait. Cet argent transita seulement à Bourg et retourna immédiatement à Paris où Ange le dissipa sans plus tarder. Alors, Claire eut recours à des expédients. Elle fit demander également à son père, une avance sur son salaire, elle emprunta à la voisine des sommes dérisoires qu’elle jetait dans les poches percées du musicien.
« Pardon ! mon grand homme de ne pouvoir faire plus, écrivait-elle en réponse aux jérémiades de son amant ; je vais rentrer bientôt, et alors tu seras à l’abri de la misère ».
L’éloignement la terrorisait, elle pressentait une accumulation de forces mauvaises qu’elle avait hâte d’affronter. Il lui semblait que sa seule présence dissiperait la nuée de soucis assaillant Ange Soleil. L’état de santé de Rogissard ne s’opposait plus à son départ. L’employé de gare jouissait maintenant de toute sa raison, il se levait, accomplissait quelques pas et demandait à boire. Il était plein d’entrain malgré son extrême faiblesse.
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