Claire demeura pensive quelques minutes.
— Eh bien, je vous obéis, décida-t-elle, aurais-je l’impudence de vous dire combien ce sacrifice m’est pénible ?
— Les sacrifices ne sont jamais agréables, dit le docteur.
— Serez-vous plus heureux si je vous affirme que, malgré l’immense soulagement moral que votre aide m’apporte, je ne partirai pas d’un cœur léger ?
Worms dévisagea longuement la jeune fille.
— Oui, dit-il simplement, merci.
Ce long débat, où se mêlèrent comme les branches de deux arbres rapprochées les premiers essais d’une volonté perversive et les premiers symptômes d’une faiblesse volontaire, devait avoir de vastes répercussions sur plusieurs existences. Un incendie peut naître de deux pierres choquées.
Quelques heures après cet entretien qui se termina par des adieux humides, Mademoiselle Jésus apporta chez Rogissard une enveloppe, dûment cachetée, contenant cinq mille francs. Par retour, Claire régla les honoraires du médecin. Ce geste aurait pu sembler assez fantaisiste, voire de mauvais goût ; mais la jeune fille l’accompagna d’un court billet, petit chef-d’œuvre de rouerie, qui le fit passer pour remarquable à Ferdinand.
« La reconnaissance est lourde, écrivait-elle. J’accepte l’aide de l’ami, je ne veux rien devoir au médecin ».
— Cette fille est exceptionnelle, songea Worms en lisant le mot que sa secrétaire lui apportait. C’est une tige d’osier qui fouette et qui siffle dans les bourrasques de la vie. L’homme qui l’épousera détiendra un trésor redoutable.
Cette pensée machinale éveilla dans l’âme de Ferdinand le sentiment qu’elle exprimait, c’est-à-dire le sentiment d’un rêve irrémédiablement refusé.
Le médecin poussa un long soupir qui déclencha le regard pointu de Mademoiselle Jésus. Worms toisa méchamment sa secrétaire. Il la considérait comme un être accessoire. Ce fils d’officier, malgré son mépris pour le galon, ignorait les subalternes et s’étonnait de les voir lorsque leur personnalité s’imposait parfois à lui. Mademoiselle Jésus ne lui apparaissait que par ricochets et il ne l’apercevait jamais avec plaisir. Pourtant sa physionomie s’adoucit lorsqu’il songea à l’entrevue que la vieille fille venait d’avoir avec Claire.
Déjà, pour Worms, le monde se divisait en deux clans : ceux qui connaissaient Claire et ceux qui l’ignoraient. Bienheureuse Mademoiselle Jésus !
Claire partie, Worms se retrouva comme seul dans une société trottinante et incolore, avec, plantée dans l’âme, une douleur lugubre.
Le lecteur s’étonnera certainement que nous ne lui ayons pas fait assister suivant la règle, à l’évolution de l’amour chez le médecin. Il est toujours intéressant de s’embusquer derrière le cœur d’un homme, surtout derrière le cœur d’un Ferdinand Worms. La langueur des premiers symptômes, l’incertitude du premier sentiment éprouvé, la stupeur de la constatation, l’hébétude de la certitude, l’enthousiasme, la gloire, l’enivrement de l’acceptation, composent un arc-en-ciel sentimental sur lequel se portent et se complaisent les yeux. Nous ne nous serions pas dérobés à cette marche de l’amour si l’amour de Worms pour Claire avait été un aboutissement au lieu d’un point de départ. Nous pensons que l’action se montre impérieuse, particulièrement au commencement d’un long récit, et qu’une étude psychologique trop concentrée aurait créé un climat néfaste à l’élan d’un début, de roman. Worms devint amoureux de Claire, nous devons accepter ce fait, que nous avons révélé au lieu de le faire pressentir, admettre cet amour qui a été expliqué et non suivi.
Ferdinand se replia sur soi-même et résolut de s’habituer à son amour. L’habitude étant le chemin de l’oubli.
Plus que jamais, il se donna à sa tâche. Il comptait guérir l’obsession des premiers jours de solitude par une activité débordante, mais il s’aperçut très vite que son amour était une pyramide que des préoccupations matérielles ne pouvaient recouvrir. Et puis, il découvrit avec stupeur que les sentiments fondamentaux du cœur s’entremêlent dans la vie quotidienne, et qu’il suffit d’être possédé par l’un pour le suivre au long des jours, comme on suit un chemin à l’horizon. Ses malades lui offraient des sujets de méditation. Il découvrait leurs souffrances dans leurs maux et demeurait confondu. Il donnait à ces souffrances — perceptibles pour lui — un sens profond et méditait longuement.
« Comment pouvais-je me prétendre psychiatre, songeait-il, puisque je n’éprouvais rien. Certes, je comprenais, mais la compréhension relève de l’intelligence, de cette pauvre intelligence si mal définie qui semble la route d’un tout à l’homme supérieur mais qui se dérobe ou ne tient pas devant une simple contrariété. »
Un dimanche soir, tandis qu’il travaillait dans son cabinet, il fut appelé auprès d’un couple de vieillards auquel il allait prescrire chaque automne quelque sirop de pin. Ces bonnes gens abritaient leur grand âge dans la verdure d’une petite propriété voisine de la ville. Worms se précipita au volant de son invraisemblable petite auto car il répugnait à faire attendre les personnes âgées pour lesquelles le mal est plus impatient. Il conduisait à vive allure et imaginait le cas devant lequel il allait se trouver. C’était la vieille épouse qui lui avait fait téléphoner pour lui demander de venir promptement. Son mari était un solide vieillard et Worms pensait le voir terrassé par une affection cardiaque. Aussi fut-il justement étonné d’être reçu par le bonhomme.
— Eh bien, que se passe-t-il ? s’inquiéta le médecin, je croyais vous découvrir sous un édredon et voici que vous m’ouvrez la porte !
— Ah ! docteur, lamenta le vieux, il m’arrive une chose terrible.
Derrière lui, sa femme approuvait tristement l’exclamation de son conjoint et secouait la tête d’un air navré.
— De quoi s’agit-il ? demanda le médecin dont la curiosité professionnelle était mise à vif par ce mystère.
— Voilà, balbutia le vieillard, je… ah, docteur, c’est terrible, je vous le dis… je vais mourir, je ne peux plus faire l’amour.
Ferdinand Worms fut médusé.
— Ah ça, éclata-t-il, vous vous moquez de moi ? Comment ! en plein hiver, la nuit, vous me faites parcourir plusieurs kilomètres pour m’apprendre une chose aussi naturelle. Mais, mon brave, ajouta-t-il cruel, à votre âge, c’est plutôt si vous pouviez faire l’amour qu’il faudrait me prévenir.
Et il partit d’un bref éclat de rire.
Le vieux prit un air effrayé.
— Mais, dit-il, je n’ai que soixante-quinze ans.
— Bien sûr, fit Worms, touché par tant de candeur, mais tout de même… Ah sacré papa Budin, ainsi vous aviez des retintons par-ci par-là ?
Le papa Budin fixa sur le médecin un regard où se devinait une totale incompréhension, puis il regarda sa femme et répéta avec obstination : « des retintons, par-ci, par-là, des retintons ! »
Il rajusta son souffle :
— Mais, docteur, s’écria-t-il, mais, docteur, tous les jours, oui, je le jure, tous les jours depuis l’âge de dix-huit ans demandez à ma femme. Ah bien sûr, pas rien qu’avec elle, mais tous les jours !
« Oui, oui, faisait la vieille de la tête, en esquissant un petit sourire de sa bouche rongée. Elle éprouvait une humble fierté des prouesses de son homme sans songer à se formaliser de ses escapades au sujet desquelles il requérait son témoignage. »
— Vous me stupéfiez, dit Worms, sincèrement, je n’ai jamais eu vent d’une pareille verdeur. Fichtre ! quel entraînement !
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