Après les repas étourdissants, après la fournaise des spectacles, après ce long ballottement dans la foule, les jeunes gens regagnaient le Trinité Hôtel devant lequel erraient des filles anxieuses mais résignées. Un pelletier occupait le rez-de-chaussée de l’immeuble. Avant de rentrer, Claire jetait un regard sur les fourrures pêle-mêle dans la vitrine, semblables à un grouillement de bêtes foudroyées.
Ange examinait les filles avec convoitise. Il avait la curiosité de l’amour indifférent, il aimait l’étreinte dans l’acte et seulement l’étreinte. Il trouvait sa maîtresse trop cérébrale. Il ne la prenait pas, elle se donnait chaque fois. Elle se tendait vers lui comme un prisonnier se tend vers la lucarne de son cachot. Une transformation s’opérait dans toute sa personne. L’amour soufflait en bourrasque sur son visage. Ses yeux s’enfonçaient et brillaient d’un éclat brusque et sec de cassure, sa bouche pâlissait, ses joues se creusaient, un frémissement la parcourait et de cette femme chavirée par l’ivresse orgueilleuse de la soumission complète se dégageait une lumière. Un artiste moins prosaïque que le musicien eût été touché d’un tel bouleversement. Mais lui considérait ce transport comme un indice de sensualité et assouvissait ses instincts de forniqueur populacier avec la conscience qu’apportent à ces sortes de choses les garçons malingres qui dépensent leurs forces dans l’amour seulement.
Cette vie oiseuse, cette routine dans les plaisirs, ces journées creuses animées par de maigres initiatives harassèrent Ange Soleil, tandis qu’elles paraissaient à Claire l’ombre portée du Paradis. La présence constante de Claire ennuyait le musicien et le gênait. Il rougissait lorsqu’il croisait au bras de sa compagne quelques copains sur le boulevard Montmartre. Il en voulait à sa maîtresse de se pâmer à ses côtés et d’avancer dans son pas avec cette allure de conquérante extasiée. Les jours pesaient sur lui. En se couchant le soir, il pensait amèrement qu’il lui faudrait recommencer le lendemain ce va-et-vient sans but en compagnie de cette femme dont les loisirs le lésaient puisqu’ils accéléraient la dilapidation de leur pécule. Il devint taciturne et regarda méchamment sa compagne. La jeune fille finit par découvrir ce changement d’attitude et crut son amant malade. Au comble de l’anxiété, elle l’assaillit de questions.
— Je crois, avoua Soleil, je crois être victime d’une dépression motivée par mon inaction. Tu ne peux pas comprendre cela, toi qui n’es pas artiste. L’art me tenaille.
Ces paroles habiles remplirent très bien leur mission. Claire, saisie de remords, voulut reprendre son travail dès le lendemain. Son admiration pour le musicien s’accrut ; décidément, il appartenait à une race élue pour laquelle les tourments de l’esprit ont été inventés.
Claire ressentit un soulagement à retourner chez le marchand de vins, d’abord parce qu’elle restituait Soleil au génie, et ensuite parce que la vieille notion plébéienne de la tâche était plus sûrement ancrée en elle que celle de l’art chez son amant.
Elle reprit le chemin de Vaugirard d’un cœur léger, prête à affronter des renoncements, à braver des difficultés. Elle avait à nouveau soif de dévouement.
Quant à Ange Soleil, il se hâta vers ses amis de la butte, lesquels firent rapidement crouler à coups de dés ce qui demeurait de la générosité de Worms.
Félix Blanchin, le patron de Claire Rogissard, gérait depuis de nombreuses années son entreprise de vins en gros, rue Notre-Dame-des-Champs, à proximité du cimetière Montparnasse. C’était un quinquagénaire assagi par les affaires. Il avait connu dans ses débuts de grandes difficultés et se vantait d’être arrivé à Paris en bourgeron bleu. Au début de ce livre, nous avons vu la façon rigide dont il traitait son personnel, ne tolérant aucun écart, ne pardonnant aucune faute ; il conduisait son commerce comme un attelage et tous ses employés traînaient leur charge, gaillardement, sans faiblir, en gens garantis contre les faiblesses par une permanente menace de renvoi. À vrai dire, Félix Blanchin n’était pas un tyran — on ne tourmente pas une montre — , il laissait ses gens fonctionner en paix ; chacun était un rouage dans le mouvement de la maison, il ne réclamait de ces rouages que la vérité de leur fonction.
Cet homme implacable remarqua Claire parce qu’elle travaillait consciencieusement, sans dépression, ni fièvre ambitieuse.
— Voilà, ma foi, une secrétaire modèle, se réjouit-il.
Il l’attacha à son service personnel afin de l’éprouver. La jeune fille triompha des menus pièges qui lui furent tendus. Félix Blanchin avait un frère dans les ordres et faisait appel à lui lorsqu’il voulait sonder une nature imperméable. Il entretint ce dernier de son employée.
— C’est une fille capable, expliqua-t-il, je voudrais me l’annexer, en faire l’amazone de mon affaire. Elle a de l’envergure et de la modestie, je la crois intelligente et désintéressée, j’aimerais être secondé par cette femme. Les hommes sont pour la plupart incapables ou passifs. Les rares hommes d’action sont bouillants ou cupides. Il me faut le concours de cette fille.
— Est-elle jolie ? demanda l’abbé.
— Non, affirma Blanchin qui n’aimait pas les blondes.
— Est-elle exigeante ?
— Je l’ai fait « augmenter » mais elle n’a pas paru s’en apercevoir.
— Est-elle amoureuse ?
— Je ne l’ai jamais vue en retard.
— Es-tu certain de sa probité ?
— J’ai mis à plusieurs reprises de l’argent en excédent dans sa caisse, elle me l’a toujours signalé.
Le prêtre se gratta la tonsure.
— Est-elle… bigotte ? questionna-t-il doucement.
— Ah ça… ça. Non, je ne pense pas, elle ne porte ni croix, ni médaille, elle n’a pas les lèvres pincées, elle ne dit du mal de personne, elle ne rabroue pas les cavistes chahuteurs.
— C’est une fille très bien, murmura l’abbé, il me semble en effet…
Encouragé par cette approbation ecclésiastique, Félix Blanchin avait suivi de bonne grâce les conseils que lui chuchotait son intuition. Il explora les capacités de Claire et la chargea peu à peu en travail, mais il opéra par dosages savants ; ainsi procède-t-on pour éprouver la puissance d’une machine neuve. Le marchand de vins était un homme positif. À un représentant qui lui proposait une pompe dernier cri, devant fonctionner dix ans sans se détériorer, il avait objecté cet argument :
— Comment pouvez-vous me garantir la durée d’une nouveauté ?
À aucun moment, il ne laissa percevoir à Claire l’importance qu’elle prenait. Il demeura impassible, compta ses compliments, mesura sa satisfaction. La jeune fille absorbait la besogne comme une bête complaisante accepte des fardeaux. Elle aimait le travail. Très rares sont les travailleurs qui savent œuvrer non en vue d’un résultat mais par besoin d’édifier. Il lui plaisait d’être l’intermédiaire entre un ordre et son exécution.
La maladie du père Rogissard, en éloignant Claire de son emploi, permit au marchand de vins de se rendre compte du rôle que la jeune fille jouait dans la marche de la maison. Privé de son employée, il ploya sous le poids inattendu de charges transmises et oubliées. Aussi compta-t-il les jours. Il se fit tirer l’oreille lorsque Claire implora une avance. Ce besoin d’argent le ravit. « Elle reviendra bientôt, pensa-t-il, quand les chevaux n’ont pas d’avoine, ils rongent leur longe. »
Claire revint en effet. Elle arriva un matin à l’heure habituelle, le visage tiré, le regard creux, la lèvre éteinte ; maussade et rêveuse, encore étourdie des journées frénétiques passées en compagnie de Ange, complètement déconcertée par le silence et la lenteur du calme devoir quotidien.
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