Claire souriait, amusée et intimidée par l’explosion de cette nouvelle allégresse. Elle ne doutait pas que son amant fût à l’instant visité par le génie ; comme elle goûtait tous les proverbes, elle se dit que d’un mal pouvait naître un bien.
Soleil se montra d’humeur joyeuse pendant le repas, entrecoupant la conversation par de tonitruants tra la la lo lère.
Il réclama un la au saxophoniste famélique qui vint donner une aubade dans la salle de restaurant et déposa cinquante centimes dans sa sébile.
Un peu de neige folle chargeait le vent du boulevard. Après-demain serait le quinze…
* * *
Avec une sorte de stupeur, Ange obéit à ses résolutions. Il resta cloîtré dans leur chambre, ne sortant distraitement que pour prendre ses repas. Ce garçon inconsistant avait l’étrange faculté d’oublier très vite. Bientôt le bar Bar et ses clients s’estompèrent dans son esprit. Sa soif du jeu s’apaisa. Il découvrit une nouvelle volupté : le sommeil. Soleil s’aperçut que dormir pouvait très bien être une occupation. Et il suffisait de se consacrer à une occupation pour lui arracher des jouissances insoupçonnées. L’hiver le cernait dans son lit, il y demeurerait donc. Il s’éveillait lorsque Claire se levait et savourait à travers une somnolence molle le bien-être contenu par cette chaleur humaine, accumulée sous les draps. Lentement, il se rendormait, avec des hésitations qui lui faisaient suivre le processus de son évanouissement dans le flou. Les heures s’écoulaient très vite, ponctuées par les bruits de l’hôtel qui heurtaient son sommeil. Il se levait vers onze heures, au moment où le valet de chambre déclenchait bruyamment le zonzonnement de l’aspirateur dans la pièce voisine. Après une toilette sommaire, il allait se faire raser chez un petit coiffeur de la rue Chaussée-d’Antin. L’après-midi, il refondait la symphonie qu’il traînait dans ses fontes depuis deux ans. Sa musique l’occupait entièrement, Ange voulait produire une pièce importante qui pût être éditée et sur laquelle il bâtirait sa renommée. C’est pourquoi il y travaillait fébrilement, suivant son fameux procédé de continuité d’une œuvre, or comme il partait d’une musique qui était déjà sienne, le résultat obtenu serait forcément marqué d’un cachet ultra-personnel. Enfin ! car depuis longtemps rien n’était sorti de lui qui fût un fruit absolu de sa pensée. Sa symphonie lui paraissait digne du succès ; l’allegro venait bien et le largo comprenait un mouvement d’une amplitude dénotant un certain courage. Par exemple, le menuet lui causait de graves tourments car il ne saisissait pas sa tournure ancienne. Pour s’en tirer, il demanda beaucoup à Mozart et Boccherini. Il réussit un mouvement somnolent coupé à intervalles de brusques réveils fort artificiels. Néanmoins il s’avoua satisfait et se dit que les failles de son édifice en soulignaient la force. D’après Soleil, un chef-d’œuvre ne devait pas se montrer d’une beauté uniforme.
Claire vivait dans les transes. Elle craignait qu’une catastrophe vint interrompre l’envol de son amant. Ange avançait au succès, de portées en portées. Il devait réussir. Il se coucherait alors de toute sa surface sur sa musique qui le hisserait. La jeune fille ne pensait plus qu’à cette œuvre qu’elle regrettait de ne pouvoir apprécier. Au long du jour elle songeait à la musique de Soleil. Elle en apprenait des passages qui tournaient dans sa mémoire jusqu’à provoquer en elle une immense lassitude. Elle devenait rêveuse, dolente, abstraite et se désintéressait chaque jour davantage de la maison Blanchin.
Le marchand de vins ne s’inquiétait plus de son employée mais la surveillait activement, sourcils froncés et griffes dehors car il se promettait de faire payer à Claire la désillusion qu’elle lui infligeait. Il soulignait avec une joie malsaine ses erreurs et ses faiblesses.
— Ah ! mademoiselle Rogissard, je me demande ce qui vous est arrivé pour que vous soyez à ce point changée, larmoyait-il à tout moment.
Claire rougissait mais ne perdait pas son assurance. Les sarcasmes de son patron ne l’atteignaient plus. Elle était en route pour une autre vie.
* * *
Lorsque la symphonie fut achevée, revue, corrigée, recopiée, Ange Soleil se crut un autre homme, enfanté par le travail en même temps que son œuvre, et devant qui ses contemporains devaient s’incliner. Il ne pensait plus à sa vie passée, tous ses regards se portaient vers un avenir où s’amoncelaient des lauriers.
Il courut chez les éditeurs de musique et poussa leur porte le front haut et l’œil conquérant. Ces messieurs lui dirent de repasser. Il repassa. Chaque fois on lui remit son rouleau de musique en masquant un refus derrière des compliments passe-partout ressemblant à des condoléances. Mais ces rebuffades ne lui firent pas perdre sa belle assurance. La suprême ressource des artistes rebutés est de se croire incompris…
— C’est normal, affirmait Ange à sa maîtresse, la musique classique disparaît, si j’avais sorti un morceau de jazz, je connaîtrais la grande vogue, mais je suis pour la musique sérieuse, ma symphonie peut dormir dans un tiroir, son heure viendra car elle représente une vérité. Soleil ne savait pas que les vérités sont périssables.
Le dernier jour du mois, Claire apporta l’autre moitié de sa paie. Elle était soucieuse.
— Comment atteindrons-nous la fin du mois prochain ? exposa-t-elle.
Avec ses trente-et-un jours, Mars la terrorisait.
— Eh bien, allons seulement au quinze, proposa Ange, toujours disposé à trouver un palliatif commode, tu obtiendras certainement un autre acompte.
La jeune fille haussa les épaules. Elle savait bien que son étoile pâlissait à la maison Blanchin où ses faits et gestes s’accomplissaient dans la pleine lumière de l’attention générale. Redemander un nouvel acompte c’était s’attirer un dur sermon du marchand de vins.
Elle eut un geste las.
— Cela ne servirait à rien mon pauvre amour puisque tout serait à recommencer le mois suivant.
Soleil se rembrunit, de nouvelles restrictions ne lui souriaient pas. Il n’acceptait pas de se priver pour la conquête d’un équilibre douteux. Il ressemblait à ces héros qui n’acceptent de mourir qu’en échange d’une certitude. Le quotidien avait un goût de rance et Claire, dont le pouvoir faiblissait, lui paraissait laide et encombrante.
— Il me vient une idée, murmura la jeune fille. Écoute, ta musique est belle, si elle était éditée, elle enthousiasmerait bien des connaisseurs, pourquoi ne la ferais-tu pas imprimer toi-même ?
Le musicien fit un saut. Brave Claire. Ah ! bonne Claire amoureuse et entreprenante. Il la saisit dans ses bras et la souleva de terre. Il embrassait à pleine bouche les rires de sa maîtresse.
— Mais l’argent ? fit-il soudain, en la reposant à terre.
— Ah bast ! combien cela peut-il coûter ?
— Je ne sais pas… Attends ! Peut-être… oui au moins cent francs le mille.
Claire sourit.
— Il nous restera donc cinquante francs pour traverser le mois…
— Non, dit Ange, je vais presser l’imprimeur et je suis certain de tout vendre en huit jours.
Ils employèrent une partie de la nuit à tirer des plans. Soleil décida que sitôt que sa symphonie serait sortie des presses, il la placerait en dépôt chez tous les grands marchands de musique de Paris. Je pousserai la vente au moyen d’une claque affirma-t-il, et il expliqua à Claire que les artistes de théâtre payaient des compères pour les applaudir. Partant de ce principe, il mobiliserait ses copains de la Butte et les enverrait acheter son œuvre chez les principaux dépositaires.
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