La conversation devint générale, on passa à table peu après et, une fois franchi le silence recueilli des premières moitiés de repas, on se mit à discuter de ces choses insignifiantes, mille fois dites, qui permettent à des convives de parler sans effort.
Le colonel parla du onze novembre.
— Nous rions de contentement, dit-il, mais je pense à la tête que l’on doit faire à cette date chez les Alboches. C’est vrai que depuis six ans que la guerre est finie, « ils » doivent s’être fait une raison.
— Pensez-vous ! glapit Faber, les premiers onze novembre ont avant tout et pour tout le monde signifié la fin de la guerre, c’est seulement maintenant qu’ils expriment une victoire et une défaite. La guerre s’est cicatrisée en nous, nous pouvons jouer à l’honneur national.
Des quatre hommes assemblés, aucun n’avait fait la guerre véritable, mais tous l’avaient suivie sur l’Illustration, à défaut de souvenirs personnels, chacun émit des considérations.
Aux liqueurs, Worms pensa brusquement à Auguste Rogissard. Il s’enquit auprès de ses confrères des nouvelles du bonhomme, à sa vive stupeur, aucun d’eux ne le connaissait.
— Mais alors, sursauta le médecin, si sa fille ne vous a point appelés, elle s’est adressée à Borogov.
Il rapporta à ses invités son aventure du matin. Ces dames furent scandalisées par l’audace de cette fille, les collègues de Worms déplorèrent qu’elle se fût privée de lui pour un cas devant lequel eux-mêmes auraient sollicité sa collaboration. Quant au colonel il jura que cette drôlesse méritait une fessée.
— Je me demande si le Borogov s’est inspiré de mon ordonnance, dit Worms pensivement. Pourquoi tolère-t-on la présence de ce charlatan ? Je sais bien que chacun a le devoir de gagner sa vie, mais à condition pourtant de ne pas ravir celle des autres. Or, cet homme est un danger.
Faber et Grignard approuvèrent.
Grignard insinua qu’il serait bon d’essayer de le faire partir en signalant les erreurs de Borogov au Syndicat des Médecins.
— Ah bast ! ce serait cracher sur du sable, protesta Faber, c’est un étranger, nous avons trop le respect des étrangers en France. Il faudrait pour émouvoir le Syndicat lui fournir une preuve de l’incapacité de Borogov, lui en trouver une autre pour l’amener à prendre une décision, et une troisième afin que cette décision soit patente.
— Eh bien, dit Worms avec chaleur, allons tous trois chez Rogissard et, si comme je le crains, nous découvrons une terrible sottise, nous enverrons un rapport contre-signé à qui de droit.
Cette proposition jeta un froid. Les confrères de Worms la trouvèrent déplacée et regrettèrent leur indignation.
— Qu’en dites-vous ? insista Ferdinand.
Grignard toussota et regarda sa femme qui lui fit les gros yeux.
— Non, dit-il, je ne pense pas que le procédé soit bon, nous aurions l’air d’être de parti pris.
— Ceci semblerait un complot, renchérit Faber, les rieurs ne seraient pas de notre côté.
Worms n’insista pas. Il voyait se dresser chez ses collègues la peur des responsabilités et du qu’en-dira-t-on.
— Que voulez-vous, Worms, plaida Grignard, nous habitons une petite ville où les murs sont en verre et les fronts en ciment, nous devons nous méfier. À quoi bon vouloir le bien des gens malgré eux ?
La soirée fut moins divertissante que les invités l’avaient escompté. Ce léger incident avait rompu le charme. La conversation reprit, sans chaleur ; s’égara, traîna. Aussi les convives qui étaient arrivés de bonne heure partirent-ils tôt.
— Vous avez vu, dit Worms à sa famille, lorsque ses collègues eurent pris congé. Ah, ces maudits bourgeois ! Ils font de la médecine comme les soldats font l’exercice. Ils sont incapables d’un geste généreux, d’une décision importante. Comment peut-on réussir de grandes choses dans un pays où la liberté est une entrave ?
— On le peut cependant, dit la colonelle.
— Bien sûr, renchérit son mari, et les réussites en France sont plus magnifiques que partout ailleurs car nous sommes individualistes : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul » !
— C’est cela, s’exalta Ferdinand, tout seul, vous avez raison, père. Eh bien, je vais tout seul chez Rogissard et nous verrons bien.
Il passa son pardessus, saisit sa trousse et sortit.
— Voilà qui est d’un homme, approuva le colonel. Ce Borogov dont parle Ferdinand m’a l’air d’un joli coco et je ne demanderais pas mieux que de lui casser ma canne sur les reins !
Ferdinand arpenta les rues de Bourg à longues enjambées. Une aigre bise s’engouffrait entre ses vêtements. L’obscurité était insensible et froide. L’hiver commençait à rôder, de nuit, autour de la ville, comme un loup dont la faim grandit.
Le docteur Worms marchait vite, les épaules rentrées, en aiguisant sa colère. Il mâchonnait un bout de cigare qu’il crachotait bribe par bribe, tant son agitation était grande. Il parcourut le boulevard Victor-Hugo, la rue Voltaire et la rue de la Gendarmerie machinalement et se retrouva devant l’immeuble de Rogissard sans s’être aperçu du trajet.
Ce fut encore Claire qui répondit à son coup de sonnette. À la vue de Ferdinand, la jeune fille devint écarlate et se trouva privée de mots.
— Oui, mademoiselle, c’est moi, commença Worms, mais rassurez-vous, je ne viens pas en médecin traitant, seulement en ami de votre père. Me permettez-vous de l’approcher ?
Lorsque des hommes d’un tempérament paisible sortent de leur humeur, les volontés les mieux tendues ne sauraient les affronter. D’autre part, Claire n’était pas courageuse, son agressivité s’abritait derrière une savante perfidie.
— Entrez docteur, je vous prie, murmura-t-elle en dérobant son regard.
Worms ne fit qu’un bond jusqu’à la chambre de l’employé. À peine introduit, il s’arrêta, pétrifié par la stupeur, comme s’il eût trouvé Rogissard pendu à la place du lustre. L’ivrogne, sûrement ligoté, tirait une langue d’une aune et tremblotait comme une gelée mal prise.
— Qui a fait cela ? questionna Worms d’un ton glacé.
Claire perçut aussitôt la colère contenue dont Worms étouffait.
— Le docteur Borogov, dit-elle humblement.
— Je m’en doutais, éclata Ferdinand, l’assassin ! mais vous êtes donc idiote, mademoiselle, au point de ne pouvoir reconnaître un charlatan d’un médecin. Oh ! ne prenez pas cet air pincé, poursuivit-il, nous nous trouvons en face d’un mourant : parfaitement, votre père se meurt, et par votre faute, vous seriez à maudire si vous n’étiez à fesser. Donnez-moi un couteau.
Brusquement, la jeune fille mesura toutes les conséquences de son caprice, un violent désespoir la glaça. Sa pâleur naturelle s’accentua, ses lèvres se vidèrent.
— Allons, allons, murmura le médecin, adouci, ne tournez pas de l’œil, mon enfant. Je vais faire l’impossible pour le sauver.
Il trancha les liens de fortune entravant Rogissard et ausculta ce dernier.
— Vite, vite, cria-t-il en sortant son stylographe, courez sans perdre une seconde à la pharmacie et n’ayez crainte d’actionner la sonnette de nuit ! Vous demanderez ceci, ajouta-t-il en tendant le papier. Je vais lui injecter un demi-milligramme d’hyoscine.
Pendant l’absence de Claire, le médecin se mit en devoir d’inventorier la cuisine des Rogissard à la recherche de tisanes, il finit par dénicher, enfoui au fond d’un tiroir, un paquet de verveine poussiéreux. Aussitôt il prépara une infusion qu’il sucra largement et fit absorber au malade. Après quoi, il mit à bouillir un grand chaudron d’eau.
Claire revint peu après. Sa course au grand air l’avait comme dégrisée. Aucune rébellion ne fermentait plus en elle. Elle était enfin détendue et soumise.
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