— Quelle corvée !
Pourquoi bouger ? Un doigt au rideau, j’affectai d’observer la rue.
— Alors, Céline ! reprit une voix usée.
Je me retournai lorsque j’entendis gémir une chaise. Il s’était effondré sur la première venue et, le dos rond, la tête basse, se malaxait les mains d’un air exaspéré. Son visage était — enfin — aussi facile à déchiffrer que celui d’un enfant, et je pensai soudain : « Ce soir, le second rôle l’emporte ! Il a perdu son mordant, ses beaux réflexes d’hier. Sergent Colu tout le jour, il rentre avec une âme de sergent Colu, il est indigné par sa médaille, il s’insurge, il se hait, il est à ma merci. Article premier du programme : le contraindre à se trahir. Arrachons-lui sa médaille… »
Et j’avançai la main vers cette rondelle de métal suspendue à un ruban jaune rayé de tricolore que M. Heaume avait accroché de travers sur la vareuse à filets rouges. Exécution facile ! Papa me regardait sans appréhension, avec une sorte de curiosité, d’intérêt maladif. Nulle protestation, pas un mouvement de sa part. Dans ces conditions, à quoi bon gâter du bon drap ? Je retirai proprement l’épingle que je mis dans ma bouche et, la médaille au bout des doigts battant comme un pendule, j’allai la confier aux braises de la cuisinière. Le ruban brûla très vite, mais le métal se contenta de rougir. Dans mon dos, Papa sifflotait nerveusement. Je le vis, du coin de l’œil, se déplacer vers le placard, se pencher pour attraper ses chaussons, rangés auprès de ses bottes… Ses bottes ! Pointure 43, comme tout le monde. Mais avec un clou à tête étoilée, peut-être, dans l’angle gauche d’un talon. Excellente idée, autre provocation. Je glissai jusqu’au placard, je saisis les bottes, je les retournai, la semelle en l’air, puis, souriant d’un certain sourire, je passai le doigt sur un talon parfaitement lisse. Et les bottes me tombèrent des mains…
— Le clou ? Il y a longtemps que je l’ai enlevé, tu penses, disait mon père.
*
Et voilà, c’est fini. Certitude figée. Miracle impossible. Je le regarde, hébétée, je cherche le monstre et ne trouve que mon père, celui de tous les jours. Cette petite phrase, qui le mène si loin, il l’a lâchée sans effort, sans émoi, comme s’il m’avait déjà tout dit, tout confié depuis longtemps et tenait simplement à préciser un détail. Il continue à mettre ses pantoufles et ne semble pas entendre les neuf mots que je hache entre mes dents :
— Mais enfin est-ce que tu te rends compte ?…
Non, sans doute. Pas plus que moi tout à l’heure. Il se relève, enlève sa veste d’uniforme, la dispose soigneusement sur un dossier, avant de la remplacer par sa vieille canadienne. Voilà qu’enfin son incompréhensible calme m’apparaît ce qu’il est : un délire froid. Certains volcans aussi sont recouverts de neige, entre deux éruptions. Je ne crierai pas, je ne l’effaroucherai pas de peur qu’il se rétracte. Mais comme l’air me manque ! Sa canadienne boutonnée, Papa fait six pas vers la porte en me clignant de l’œil. Invite : « Allons au jardin. Ta mère pourrait rentrer, et nous avons, n’est-ce pas, quelques petits secrets à nous dire… » Oui, je viens, je suis, à peine tremblante, épouvantée — pour lui — par cette disproportion entre cette attitude de cachottier qui se confesse et l’énormité de l’aveu. Sur la petite allée de ciment, son pas trouve une cadence d’honnête promenade et c’est une voix d’agent d’assurances commençant sa démonstration qui murmure :
— Écoute-moi, Céline…
À la lueur déjà lointaine de l’ampoule du couloir, son profil s’éclaire, détendu. La pierre noire est pour moi, la pierre blanche est pour lui qui marqueront ce jour. Au bout, tout au bout de son silence, il a trouvé la seule oreille qui puisse le délivrer, la seule qui ne le trahira pas.
Écoute-moi, Céline. C’est un refrain qu’il emploiera jusqu’à la fin, c’est une excuse, une invite prononcée pour lui-même beaucoup plus que pour moi. Je me disais : « Il va tout déballer d’un seul coup. Ce sera dur, mais ce sera fait », je le croyais plein de cris contenus, de sifflantes obsessions, de secrets enroulés comme des ressorts et prêts à se détendre ; je m’attendais à des explications frénétiques, à une furieuse plaidoirie : je suis un misérable, oui, mais sais-tu pourquoi… Rien de tout cela. Je n’aurai même pas un récit cohérent, mais des bouts de récits, malhabiles, désordonnés, enchevêtrés les uns dans les autres. À quel point le défendait son silence, je le sais maintenant. Non seulement il lui assurait la sécurité, mais il entretenait l’illusion, il lui prêtait cet aspect concentré, cette démarche puissante des taciturnes. Son silence, c’était le château menacé de la légende, aux tours énormes, mais aux salles d’armes presque vides, dont le seigneur avait donné pour consigne : « Laissez faire les murs et surtout ne vous montrez pas. » Même apparence masquant la même faiblesse. Son silence le servait, la parole le trahit. Écoute-moi, Céline… J’écoute ! J’écoute cette voix ennuyée, nullement tragique et qui aborde les choses de biais, qui commence par ergoter :
— Tu sais, Céline, tous ceux qui ont brûlé étaient largement assurés. Je ne me serais jamais adressé à d’autres.
Adressé… On dirait qu’il s’agit d’un petit service imposé à des gens complaisants. Mais voilà que suit une autre remarque qui n’a aucun rapport avec la précédente.
— Dis-toi aussi que tout ça, c’est de la faute de ta mère. Si elle ne me mettait pas hors de moi…
Il faudrait peut-être intervenir et crier : « Est-ce que tu brûlerais une maison comme on casse une assiette ? » Mais j’ai peur que tout soit fichu, qu’il retrouve ses murs. D’ailleurs, je ne peux pas : l’émotion m’étrangle, transforme en obligation ce goût que j’ai toujours eu pour me réfugier derrière mes tympans, pour ne parler qu’en dedans, comme lui. Du fond de l’allée, nous revenons vers la maison, vers l’ampoule du couloir qui jette une lueur jaune sur son visage, dont le front se plisse. Il fait de visibles efforts pour se rassembler, pour s’exprimer. Mais cela ne donne toujours qu’un hachis de petites phrases molles, ridicules, sans commune mesure avec la violence des faits :
— J’aurais préféré que tu ne saches rien… Je n’aime pas te voir mêlée à ces histoires… Ça m’embête… Ça m’embête autant que l’affaire des gosses… Parce que, vraiment, ils n’y sont pour rien, tu sais, ils ont tout juste à leur actif la blague des feux de Bengale…
Une indignation comique nuance sa voix sourde. Oubliant qu’il est la cause première de tout, il s’indigne :
— C’est pourtant l’évidence même ! Mais la justice fait flèche de tout bois.
— Papa, je t’en prie !
Exclamation inutile : il la met sur le compte de la sainte angoisse d’une fille qui a peur pour son père, il me prend la main et n’aperçoit même pas que j’essaie de la lui retirer, qu’il ne lui reste qu’un doigt, coincé dans son poing.
— Ils n’y sont pour rien ! répète-t-il avec une sorte d’orgueil froissé. Sauf les feux de Bengale, tout est à moi. Même l’affaire du chien. Une chose très sérieuse, l’affaire du chien : sans Besson, tout le bois aurait brûlé. Quelle torche, Céline, quelle torche ! Je me demande comment nous aurions pu l’éteindre.
Et le voilà enfin qui s’anime. Prenant le temps à reculons, il commence l’histoire par la fin, mais il la commence tout de même et avec une certaine passion qui creuse sa voix (et qui, je ne sais pourquoi, me paraît plus défendable, plus facile à entendre) :
Читать дальше