Elle a passé deux jours chez nous. Elle restait sans bouger, couchée sur un matelas que Nono avait apporté. Elle buvait un peu de Coca, et elle se rendormait. Elle était bourrée de sédatifs. Elle a raconté un peu ce qui lui était arrivé, son ami était devenu fou, il l'accusait de le tromper, il l'avait battue, et ils s'étaient mis à deux pour la violer. Elle ne voulait pas que je prévienne la police. Elle disait que ça ne servirait à rien, que le docteur Joyeux était important, il avait des amis partout, il travaillait à l'Hôtel-Dieu et personne ne la croirait.
Une nuit, il est venu la chercher. J'ai entendu l'auto s'arrêter derrière la porte du garage. Je ne sais pas comment il a deviné que Simone était cachée chez moi. Il avait des espions partout Il n'a pas fait d'esclandre. Il a seulement tapoté à la porte coupe-feu, un bruit léger que j'entendais dans mon sommeil. Quand j'ai allumé, j'ai vu Simone assise sur son lit, les yeux grands ouverts, comme si elle l'attendait. Il lui parlait doucement derrière la porte, avec son créole chantonnant, sucré. J'ai dit à Simone: «Tu veux que je lui dise de s'en aller?» Elle avait un regard étrange, fasciné, à la fois effrayé et attiré. Je voyais sa joue enflée, le sang qui avait séché sur l'arcade sourcilière, et je sentais la colère, la honte. «Ne l'écoute pas, ne réponds pas. Il va finir par s'en aller.» Mais c'était plus fort qu'elle. Simone a commencé à lui parler à travers la porte. Elle ne voulait pas réveiller le bébé, elle chuchotait à voix basse, d'abord en français, des injures, puis en créole.
Elle a fini par ouvrir la porte. Dans la pénombre, la Mercedes était arrêtée, les phares allumés. Il n'y avait pas d'autre bruit que le ronflement des bouches d'aération qui se déclenchaient de proche en proche. Ils sont restés là, à parler, toute la nuit. A un moment, je me suis réveillée. J'avais froid. La porte du garage entrouverte laissait passer un souffle humide. J'ai vu la Mercedes, maintenant tous feux éteints, et Simone et son ami qui continuaient à parler, assis sur le siège arrière. Et au matin, elle était repartie avec lui, sans me dire un mot. J'avais du mal à comprendre comment une telle femme pouvait être à ce point liée à un tel homme.
J'ai pris l'habitude d'aller chez Simone, les après-midi quand Martial Joyeux n'était pas là, pour apprendre à jouer et à chanter. Elle passait la journée presque sans bouger, toute seule dans la petite maison de la Butte-aux -Cailles, les volets fermés. Elle dessinait un grand triangle avec des bougies allumées, dans la salle du bas, et au centre elle mettait ce qu'elle aimait, les fruits du marché, des mangues, des ananas, des papayes. Je n'osais pas lui demander pourquoi. Je ne lui demandais jamais rien et c'est pour ça qu'elle m'aimait bien. Elle était sorcière, elle était droguée aussi, elle fumait du crack avec une petite pipe en terre noire. Elle était belle, avec ses grands yeux d'Égyptienne, son front bombé qui brillait comme un marbre noir.
Elle jouait sur un piano électronique relié à deux baffles. Elle mettait le son très bas, très grave, pour que je l'entende mieux. Elle m'a dit que je devais faire de la musique, parce que j'avais une oreille qui n'entendait pas, et que tous les grands musiciens avaient un problème, ils étaient sourds, ou aveugles, ou simplement un peu fêlés.
Le docteur Joyeux ne rentrait pas de la journée. Il était tout le temps à la Salpêtrière, il s'occupait des fous. Il était fou lui-même.
Il n'aimait pas ce que faisait Simone, avec ses bougies et ses offrandes, il se serait mis en colère s'il avait su. Mais Simone faisait tout disparaître avant qu'il arrive, elle rangeait les bougies et l'encens, elle remettait le tapis à sa place, les chaises, les fauteuils.
Elle s'était mis dans la tête de m'apprendre à chanter. Je m'asseyais par terre à côté d'elle, en tailleur, et elle avait tendu sa longue robe sur ses jambes, comme une corolle écarlate. Elle jouait de la main gauche sur le clavier, sa main large, légère qui courait sur les notes, juste trois, quatre, cinq mesures, ou un accord prolongé, et je devais suivre avec la voix. C'est pour ça qu'elle jouait de la main gauche, pour pouvoir chanter du bon côté, près de ma bonne oreille. Je ne lui ai rien dit, mais elle savait que j'étais à moitié sourde. C'est incroyable qu'elle ait eu l'idée de m'enseigner la musique, comme si elle avait compris que c'était ça qui était en moi, que c'était pour ça que je vivais.
Nous avons passé beaucoup d'après-midi ensemble, dans la maison de la Butte-aux – Cailles. On faisait de la musique, on buvait du thé, on fumait, on bavardait. On riait sans savoir pourquoi. J'avais l'impression de n'avoir jamais eu d'amie comme Simone. Ça me rappelait le temps du fondouk, les princesses pour qui je dansais, et qui m'emmenaient au bain, ou dans leurs cafés du bord de mer. Simone avait tout d'une princesse. Seulement, il y avait quelque chose de tragique en elle, que je ne comprenais pas bien, comme une part de sa vie qui restait secrète, une part de folie.
Elle m'apprenait à chanter sur la musique de Jimi Hendrix, Burning in the midnight lamp, Foxy Lady, Purple haze, Roomfull of mirrors, Sunshine of your love, et Voodoo child, bien sûr, et la musique de Nina Simone, Black is the color of my true love's hair, I put a spell on you, et Muddy Waters, et Billie Holiday, Sophisticated Lady, mais je ne chantais pas les paroles, je faisais juste des sons, pas seulement avec mes lèvres et ma gorge, mais du plus profond, du fond de mes poumons, des entrailles. Juste quatre, six mesures, et elle m'arrêtait, et encore, encore. Sa main dansait sur le clavier, et je devais faire la même chose une octave au-dessus, ou c'est elle qui jouait en grave, et je devais suivre, et chanter: «Babeli-boo, baabelolali, lalilalola…»
Quelquefois elle parlait de son île, à l'autre bout du monde, et de la musique qui franchit la mer jusqu'à la terre ancienne d'où ses ancêtres ont été enlevés et vendus. Elle disait les noms des nations, ils résonnaient étrangement, comme les paroles d'une musique.
«Ibo, Moko, Temne, Mandinka, Chamba, Ghana, Kiomanti, Ashanti, Fon…»
Comme les noms de mes propres parents, que j'avais oubliés.
Elle parlait de la pauvreté. Elle disait: «Le Haïtien est l'homme qui a le visage le plus dur du monde.» Elle disait: «C'est le Noir qui trahit le Noir, comme du temps de Dessaline.» Elle disait: «Quand on a faim, on tourne les yeux vers l'intérieur.» Elle parlait de la rue Césars, à Port-au-Prince, elle parlait du cœur qui bat dans la foule, de sa mère Rose Carole, qui chantait vaudou, autrefois, pour faire venir les morts, elle battait le tambour, et il y avait un œil ouvert au centre d'un grand triangle, dans la cour de sa maison, comme celui que Simone dessinait avec ses bougies. Elle racontait, elle chantait, elle parlait avec les tambours, elle voyait venir les loas, jusqu'ici, jusque dans sa rue. Elle disait leurs noms, les noms des plantes, lazam, lame véridique, les fruits de l'âme vraie, les papayers, et le géant zaman, sombre, qui couvre l'île de son ombre. J'écoutais, c'était si beau que je m'endormais. Pour moi elle jouait sur le clavier, toujours les mêmes notes qui revenaient, graves, ou bien elle frappait du bout des doigts sur le tambour qui parle, sur le rada, sur le djun-djun, et le roulement me pénétrait comme dans les couloirs de Réaumur-Sébastopol, il montait en moi et m'emplissait tout entière, et j'étais pareille au serpent qui danse devant le dresseur, pareille aux Aïssaoua des fêtes, je tournais sur moi-même jusqu'au vertige.
On ne parlait plus. Seulement elle, accroupie au milieu de sa robe, balançant son buste, et jouant sa musique, et chantant son chant africain qui allait jusque de l'autre côté de la mer, et moi qui répétais ses mouvements, ses phrases, jusqu'au mouvement de ses yeux et aux gestes de ses mains, sans comprendre, comme si une force magnétique me liait à elle.
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