Jean-Marie Le Clézio - Poisson d'or

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«Quem vel ximimati in ti teucucuitla michin.»Ce proverbe nahuatl pourrait se traduire ainsi:«Oh poisson, petit poisson d'or, prends bien garde à toi! Car il y a tant de lassos et de filets tendus pour toi dans ce monde.»Le conte qu'on va lire suit les aventures d'un poisson d'or d'Afrique du Nord, la jeune Laïla, volée, battue et rendue à moitié sourde à l'âge de six ans, et vendue à Lalla Asma qui est pour elle à la fois sa grand-mère et sa maîtresse. A la mort de la vieille dame, huit ans plus tard, la grande porte de la maison du Mellah s'ouvre enfin, et Laïla doit affronter la vie, avec bonne humeur et détermination, pour réussir à aller jusqu'au bout du monde.

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J'entends la ville qui bat

Dans mon c œur dans mon sang

Nous autres

Loin perdu la mer

Manj é té

pas f é

Yich pou lesclavaj.

Le monde vacillait comme dans un séisme, je voyais les murs ondoyer, et les silhouettes des gens s'effilocher, et la couleur écarlate du turban de Simone qui grandissait, emplissait toute la salle. Le docteur Joyeux s'est occupé de moi. Il m'a allongée sur le sofa, et Simone m'a essuyé le visage avec une serviette trempée dans l'eau froide. Elle avait des gestes très doux, très maternels. Elle parlait lentement, et j'avais l'impression qu'elle continuait à chanter, rien que pour moi, de sa voix grave, un peu rauque, mais ça n'était pas le roulement doux des tambours, c'était le bruit de mon cœur dans mes oreilles.

Les gens sont partis les uns après les autres. Peut-être qu'ils avaient peur que je ne cause un problème. C'étaient des gens importants, des critiques d'art, des cinéastes, des politiciens. Ce sont toujours eux qui s'en vont en premier.

D'ailleurs, l'ami de Simone se disputait un peu avec elle. C'était drôle, je les entendais très loin, comme si je flottais au-dessus de mon corps, et qu'ils parlaient devant quelqu'un d'autre. Puis ils m'ont laissée sur le sofa, et ils sont partis dans la chambre. Et j'entendais la voix grave du docteur, et les cris de Simone, d'abord comme s'il la battait, ou la torturait, ensuite elle s'est mise à geindre en cadence, et j'ai compris qu'ils faisaient l'amour.

Je grelottais de fièvre sur mon sofa. À un moment, je suis allée vomir dans la cuisine, je titubais, je renversais des chaises. Il y avait encore deux Haïtiens en train de boire. Quand ils m'ont vue dans cet état, ils sont allés chercher le docteur. J'entendais qu'ils parlaient de moi en créole, et Martial Joyeux a dit: «Elle est peut-être mineure, il vaut mieux la ramener chez elle.» Je crois qu'il a téléphoné un peu partout, jusqu'à ce qu'il retrouve Hakim. C'est ainsi qu'il a eu l'adresse du garage de la rue du Javelot. Je commençais à comprendre que le monde est étroit, quand on tire sur le bon fil, on a tout qui vient, c'est-à-dire que ceux qui comptent pour quelque chose sont liés les uns aux autres, et ils amènent tous les autres, les rien du tout comme Nono et moi avec eux. Je pensais à tout cela pendant que l'ami de Simone téléphonait. J'avais le cerveau qui bouillait. En même temps, je voyais le visage de Simone, ses grands yeux de vache égyptienne, qui exprimaient une détresse profonde, et tout d'un coup, j'ai compris pourquoi elle avait dit que nous étions semblables, que toutes les deux nous n'avions plus notre corps, parce que nous n'avions jamais rien voulu et que c'étaient toujours les autres qui avaient décidé de notre sort.

Elle est restée dans la petite maison, pendant que Martial et un de ses copains m'ont emmenée en voiture. Dehors, il pleuvait. Les flaques frissonnaient sur le pavé noir de la rue. La voiture roulait dans les rues silencieuses et vides. Je crois qu'ils cherchaient une pharmacie de nuit, et le toubib est allé acheter un médicament pour moi, des gouttes de Primpéran, ou quelque chose. Et ils m'ont déposée dans la rue, devant la porte. Ils m'ont fait descendre, ils m'ont assise le dos contre la porte du garage. Martial Joyeux m'a regardée en silence. Le copain du toubib a dit une phrase en créole Je m en fichais. C'aurait pu aussi bien être du javanais. Et puis ils sont partis, les deux feux rouges ont tourné la rue, ont disparu.

10

Après, il y a eu l'hiver. Jamais je n'avais eu aussi froid. Tagadirt m'avait raconté autrefois tout ce qu'il y a en France en hiver: le ciel gris-noir, les lumières allumées dans les rues à quatre heures, la neige, le verglas, et les arbres tout nus, tordus comme des spectres. Mais c'était encore plus dur que ce qu'elle avait dit.

Le bébé de Houriya est arrivé en février. Quand le bébé est né, j'ai pensé que c'était peut-être la première fois que ça arrivait, un enfant qui naissait sous la terre; si loin de la lumière du jour, comme au fond d'une immense grotte.

C'est peut-être à cause de ça que j'ai commencé à penser au Sud, à retourner vers le soleil. Pour que le bébé ait du soleil sur sa peau, pour qu'il ne continue pas à respirer l'air pourri de cette rue sans ciel.

Avec Nono, on faisait des plans. Il allait gagner son match des poids plume, il pourrait acheter une auto, et on descendrait tous vers le sud avec Houriya et le bébé par la grande route qui passe par Évry-Courcouronnes, avec ses huit voies qui sont comme un fleuve. On irait à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo et même jusqu'à Rome, en Italie. On attendrait avril, ou mai, pour que le bébé soit bien grand et puisse supporter le voyage. Ou même juin, puisque je devais me présenter au bac. Mais on n'irait pas au-delà, parce que ça serait trop long, trop tard, qu'on ne partirait plus. Juin était bien. Justement, le grand match de sélection avait lieu le 8. Nono s'entraînait tout le temps. Quand il n'était pas à la salle du boulevard Barbès, il boxait dans son garage. Il s'était fabriqué un punching-ball avec un sac de patates qu'il avait rembourré avec des chiffons.

Il faisait froid dans la rue du Javelot. Heureusement, Nono avait ramené un radiateur électrique qui soufflait en faisant un bruit d'avion. Pour ne pas dépenser trop, Nono m'avait montré comment il avait trafiqué le compteur, en perçant à la chignole sur le côté du capot un petit trou pour bloquer la roue avec une aiguille à tricoter. Quand le contrôleur risque de passer, on enlève l'aiguille et on masque le petit trou avec un peu de pâte à modeler bleue. L'argent manquait. Nono s'entraînait, il n'avait pas le temps de travailler et la bourse suffisait à peine. Quand il rentrait, le soir, il s'écroulait de fatigue. Son député socialiste lui avait promis une carte de séjour s'il remportait le match, et il ne voulait pas la manquer. Houriya, les derniers temps, ressemblait de plus en plus à la reine des abeilles. Elle restait couchée sur le lit, à côté du chauffage qui ronronnait, énorme et inutile, le visage tout bouffi par la grossesse. Elle ne voulait pas qu'une assistante sociale s'occupe d'elle. Elle ne voulait pas de docteur non plus. Elle avait peur qu'on ne la dénonce à la police, qu'on ne la renvoie à son mari. Elle était en sûreté sous terre, comme une araignée dans son cocon, à fabriquer son bébé. Personne ne pourrait la trouver là. Le seul danger, c'était l'ami de Nono, mais, aux dernières nouvelles, il se plaisait à Bora Bora. Il n'y avait pas trop de risque qu'il débarque à Paris au milieu de la pluie et du grésil.

Quand le moment d'accoucher est venu, Houriya a réclamé une femme, pas un médecin. Nono était affolé. Il courait dans tous les sens, il perdait la tête. Comme je ne savais pas où aller, j'ai pris le train jusqu'à Évry-Courcouronnes et je suis allée au camp gitan. Juanico a trouvé la femme. Il a discuté avec elle en manouche, et elle a accepté de venir pour cinq cents francs. Elle s'appelait Josefa, c'était une grande femme un peu hommasse, avec un visage long et anguleux, et des mains fortes. Elle ne parlait presque pas le français, mais elle s'est radoucie quand elle m'a entendue lui parler en espagnol. Elle avait l'accent dur des Galiciennes.

Je l'ai ramenée par le train. Avant d'aller rue du Javelot, elle a voulu faire quelques courses, pour elle et pour la future maman. Elle a acheté du coton, du sparadrap, de la Betadine, des compresses, des choses comme ça, et aussi des herbes chez le Chinois, du thym, de la sauge et un onguent dans une boîte ronde décorée d'un tigre. Elle a acheté aussi du Coca, des biscuits, des cigarettes.

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