Même quand on parlait de la mer, ça ne l'intéressait pas longtemps. Il écoutait un moment, il demandait deux ou trois choses, puis il s'apercevait que ce n'était pas vraiment de la mer qu'on parlait, mais des bains, de la pêche sous-marine, des plages et des coups de soleil. Alors il s'en allait, il retournait s'asseoir sur son banc ou sur ses marches d'escalier, à regarder dans le vide. Ce n'était pas de cette mer-là qu'il voulait entendre parler. C'était d'une autre mer, on ne savait pas laquelle, mais d'une autre mer.
Ça, c'était avant qu'il disparaisse, avant qu'il s'en aille. Personne n'aurait imaginé qu'il partirait un jour, je veux dire vraiment , sans revenir. Il était très pauvre, son père avait une petite exploitation agricole à quelques kilomètres de la ville, et Daniel était habillé du tablier gris des pensionnaires, parce que sa famille habitait trop loin pour qu'il puisse rentrer chez lui chaque soir. Il avait trois ou quatre frères plus âgés qu'on ne connaissait pas.
Il n'avait pas d'amis, il ne connaissait personne et personne ne le connaissait. Peut-être qu'il préférait que ce soit ainsi, pour ne pas être lié. Il avait un drôle de visage aigu en lame de couteau, et de beaux yeux noirs indifférents.
Il n'avait rien dit à personne. Mais il avait déjà tout préparé à ce moment-là, c'est certain. Il avait tout préparé dans sa tête, en se souvenant des routes et des cartes, et des noms des villes qu'il allait traverser. Peut-être qu'il avait rêvé à beaucoup de choses, jour après jour, et chaque nuit, couché dans son lit dans le dortoir, pendant que les autres plaisantaient et fumaient des cigarettes en cachette. Il avait pensé aux rivières qui descendent doucement vers leurs estuaires, aux cris des mouettes, au vent, aux orages qui sifflent dans les mâts des bateaux et aux sirènes des balises.
C'est au début de l'hiver qu'il est parti, vers le milieu du mois de septembre. Quand les pensionnaires se sont réveillés, dans le grand dortoir gris, il avait disparu. On s'en est aperçu tout de suite, dès qu'on a ouvert les yeux, parce que son lit n'était pas défait. Les couvertures étaient tirées avec soin, et tout était en ordre. Alors on a dit seulement: «Tiens! Daniel est parti!» sans être vraiment étonnés parce qu'on savait tout de même un peu que cela arriverait. Mais personne n'a rien dit d'autre, parce qu'on ne voulait pas qu'ils le reprennent.
Même les plus bavards des élèves du cours moyen n'ont rien dit. De toute façon, qu'est-ce qu'on aurait pu dire? On ne savait rien. Pendant longtemps, on chuchotait, dans la cour, ou bien pendant le cours de français, mais ce n'étaient que des bouts de phrase dont le sens n'était connu que de nous.
«Tu crois qu'il est arrivé maintenant?»
«Tu crois? Pas encore, c'est loin, tu sais…»
«Demain?»
«Oui, peut-être…»
Les plus audacieux disaient:
«Peut-être qu'il est en Amérique, déjà…»
Et les pessimistes:
«Bah, peut-être qu'il va revenir aujourd'hui.»
Mais si nous, nous nous taisions, par contre en haut lieu l'affaire faisait du bruit. Les professeurs et les surveillants étaient convoqués régulièrement dans le bureau du Proviseur, et même à la police. De temps en temps les inspecteurs venaient et ils interrogeaient les élèves un à un pour essayer de leur tirer les vers du nez.
Naturellement, nous, nous parlions de tout sauf de ce qu'on savait, d'elle, de la mer. On parlait de montagnes, de villes, de filles, de trésors, même de romanichels enleveurs d'enfants et de légion étrangère. On disait ça pour brouiller les pistes, et les professeurs et les surveillants étaient de plus en plus énervés et ça les rendait méchants.
Le grand bruit a duré plusieurs semaines, plusieurs mois. Il y a eu deux ou trois avis de recherche dans les journaux, avec le signalement de Daniel et une photo qui ne lui ressemblait pas. Puis tout s'est calmé d'un seul coup, car nous étions tous un peu fatigués de cette histoire. Peut-être qu'on avait tous compris qu'il ne reviendrait pas, jamais.
Les parents de Daniel se sont consolés, parce qu'ils étaient très pauvres et qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Les policiers ont classé l'affaire, c'est ce qu'ils ont dit eux-mêmes, et ils ont ajouté quelque chose que les professeurs et les surveillants ont répété, comme si c'était normal, et qui nous a paru, à nous autres, bien extraordinaire. Ils ont dit qu'il y avait comme cela, chaque année, des dizaines de milliers de personnes qui isparaissaient sans laisser de traces, et qu'on ne retrouvait jamais. Les professeurs et les surveillants répétaient cette petite phrase, en haussant les épaules, comme si c'était la chose la plus banale du monde, mais nous, quand on l'a entendue, cela nous a fait rêver, cela a commencé au fond de nous-mêmes un rêve secret et envoûtant qui n'est pas encore terminé.
Quand Daniel est arrivé, c'était sûrement la nuit, à bord d'un long train de marchandises qui avait roulé jour et nuit pendant longtemps. Les trains de mar chandises circulent surtout la nuit, parce qu'ils sont très longs et qu'ils vont très lentement, d'un nœud ferroviaire à l'autre. Daniel était couché sur le plancher dur, enroulé dans un vieux morceau de toile à sac. Il regardait à travers la porte à claires-voies, tandis que le train ralentissait et s'arrêtait en grinçant le long des docks. Daniel avait ouvert la porte, il avait sauté sur la voie, et il avait couru le long du talus, jusqu'à ce qu'il trouve un passage. Il n'avait pas de bagages, juste un sac de plage bleu marine qu'il portait toujours avec lui, et dans lequel il avait mis son vieux livre rouge.
Maintenant, il était libre, et il avait froid. Ses jambes lui faisaient mal, après toutes ces heures passées dans le wagon. Il faisait nuit, il pleuvait. Daniel marchait le plus vite qu'il pouvait pour s'éloigner de la ville. Il ne savait pas où il allait. Il marchait droit devant lui, entre les murs des hangars, sur la route qui brillait à la lumière jaune des réverbères. Il n'y avait personne ici, et pas de noms écrits sur les murs. Mais la mer n'était pas loin. Daniel la devinait quelque part sur la droite, cachée par les grandes bâtisses de ciment, de l'autre côté des murs. Elle était dans la nuit.
Au bout d'un moment, Daniel se sentit fatigué de marcher. Il était arrivé dans la campagne, maintenant, et la ville brillait loin derrière lui. La nuit était noire, et la terre et la mer étaient invisibles. Daniel chercha un endroit pour s'abriter de la pluie et du vent, et il entra dans une cabane de planches, au bord de la route. C'est là qu'il s'est installé pour dormir jusqu'au matin. Cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas dormi, et pour ainsi dire pas mangé, parce qu'il guettait tout le temps à travers la porte du wagon. Il savait qu'il ne devait pas rencontrer de policiers. Alors il s'est caché bien au fond de la cabane de planches, il a grignoté un peu de pain et il s'est endormi.
Quand il se réveilla, le soleil était déjà dans le ciel. Daniel est sorti de la cabane, il a fait quelques pas en clignant les yeux. Il y avait un chemin qui conduisait jusqu'aux dunes, et c'est là que Daniel se mit à marcher. Son cœur battait plus fort, parce qu'il savait que c'était de l'autre côté des dunes, à deux cents mètres à peine. Il courait sur le chemin, il escaladait la pente de sable, et le vent soufflait de plus en plus fort, apportant le bruit et l'odeur inconnus. Puis, il est arrivé au sommet de la dune, et d'un seul coup, il l'a vue.
Elle était là, partout, devant lui, immense, gonflée comme la pente d'une montagne, brillant de sa couleur bleue, profonde, toute proche, avec ses vagues hautes qui avançaient vers lui.
«La mer! La mer!» pensait Daniel, mais il n'osa rien dire à voix haute. Il restait sans pouvoir bouger, les doigts un peu écartés, et il n'arrivait pas à réaliser qu'il avait dormi à côté d'elle. Il entendait le bruit lent des vagues qui se mouvaient sur la plage. Il n'y avait plus de vent, tout à coup, et le soleil luisait sur la mer, allumait un feu sur chaque crête de vague. Le sable de la plage était couleur de cendres, lisse, traversé de ruisseaux et couvert de larges flaques qui reflétaient le ciel.
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