« De ça… Ça, c'est pour pas un rond ! Vous avez dû être bien pauvre pour avoir tellement envie d'être riche ! »
Une fois de plus, Alan faillit parler, mais quelque chose d'obscur l'en retint.
« Et vous, quel âge avez-vous ?
— Vingt-deux.
— Qu'est-ce que vous voulez faire plus tard ?
— Ce que je fais en ce moment. Etre bien.
— Vous êtes vraiment bien ?
— Oui.
— Moi aussi.
— Alan…
— Quoi ? murmura-t-il en enfouissant sa tête dans le flot de ses cheveux mouillés à l'odeur de sel.
— Rien. »
Elle passa ses bras autour de son cou, le serra contre elle et, les yeux clos, répéta son nom à plusieurs reprises.
« Alan… Alan… Alan… »
Une vague chaude l'inonda, où se mêlaient l'envie féroce qu'il avait d'elle, et un flot de tendresse qui ne ressemblait à rien de ce qu'il avait éprouvé auparavant. Dans un lent mouvement, il fit aller et venir sa main le long de sa cuisse, gagnant chaque fois quelques millimètres vers l'intérieur. Elle s'abandonna un instant, se dégagea, le regarda bien en face.
« J'ai envie de toi, Alan, autant que toi de moi. Pas ici. Pas comme ça. Tu m'auras, ne crains rien. Je te veux aussi.
— Quand ? haleta-t-il.
— Cette nuit. Tu veux ?
— Oui… » dit-il d'une voix rauque.
Elle se leva brusquement et en trois bonds nerveux se lança dans l'eau tiède qui se fendit sous son corps. Il la vit s'éloigner à grandes brasses vers le bateau. Il plongea à son tour, resta longtemps sous l'eau pour se calmer, remonta doucement et fit la planche, s'efforçant de contrôler sa respiration, ébloui par elle, par l'instant, électrisé de bonheur.
Il se remit sur le ventre et la vit se hisser d'un coup de reins sur le plat-bord de La Fête. Il se mit à nager dans sa direction, attentif aux hauts-fonds qui affleuraient la surface de l'eau, la parsemant d'îlots minuscules. La mer était peuplée de voiles, flocons blancs dansant sur l'azur du ciel. Il était à vingt mètres à peine du bateau lorsque le grondement retentit. Il enregistra dans sa rétine la silhouette cambrée de Terry debout lissant ses cheveux, celle de Gwen qui remontait l'ancre, le gros rocher escarpé sur sa gauche, dont la crête dépassait de cinquante centimètres le miroir bleuté de la mer.
Il vit aussi l'énorme hors-bord dont la couleur se confondait avec celle des vagues foncer vers lui avec un formidable rugissement de ses moteurs poussés à leur maximum, taillant sa route dans un immense geyser de poussière d'eau argentée.
Sur La Fête, il entendit le hurlement de Terry, et aperçut Gwen qui bondissait en agitant les bras et criant des choses qu'il ne pouvait entendre. Une fraction de seconde, il resta paralysé, par le bruit, par la peur : le pilote du hors-bord ne l'avait pas aperçu ! Il leva frénétiquement les bras pour qu'on le repère. Le hors-bord ne dévia pas sa trajectoire d'un centimètre. Alan jeta un coup d'œil désespéré vers le rocher protecteur, ne prit pas le temps d'inspirer, bascula d'un coup de reins et nagea sous l'eau dans sa direction, ses poumons le brûlant comme s'ils allaient éclater. Ces types étaient fous ! Le tonnerre s'amplifia dans un vacarme d'apocalypse. Alan étouffait. Mais s'il remontait, il était coupé en deux. Il serra les dents, suffoqua, s'accrocha à une seule pensée : survivre ! A travers la masse glauque des eaux, il distingua la paroi sombre du rocher, s'y accrocha dans un élan hystérique et jaillit hors de l'eau, la bouche ouverte pour un appel d'air qui venait déjà trop tard. Il resta plusieurs secondes au bord de l'étouffement, tourna la tête vers le large : le hors-bord n'était plus qu'une trace d'écume disparaissant à l'horizon. Gwen, bras tendu, vomissait des imprécations. Quand Alan heurta la coque du Baglietto, Gwen le tira à bord d'un seul élan. Il s'effondra sur les matelas comme un paquet d'algues mortes. Terry était livide.
Marina ouvrit péniblement les yeux. Elle ne reconnaissait ni ce lit ni cette chambre. Elle constata avec stupeur qu'elle était enveloppée dans un peignoir-éponge blanc. Or, elle dormait toujours nue. Elle fronça les narines, flaira le dos de sa main avec méfiance : elle puait l'alcool ! Elle attrapa son pied droit et le porta à la hauteur de son nez, même odeur épouvantable. Elle se leva d'un bond, vit au pied du lit sa robe blanche toute froissée, marcha dessus au passage et se rendit dans la salle de bain. La baignoire était pleine d'un liquide louche d'une couleur jaunâtre, aux effluves de vinasse.
Elle y trempa le doigt. Pas de doute, c'est de là que venait l'odeur de son corps. Elle suça le bout de son doigt en fronçant les sourcils. Du champagne ! Elle ôta la bonde et regarda sans le voir le champagne éventé baisser de niveau, se posant des questions sur ce qu'elle avait bien pu faire de sa nuit. La réponse lui vint sous forme d'un petit paquet qu'elle aperçut au fond de la baignoire. Il était enveloppé de caoutchouc qu'elle arracha pour découvrir un écrin. A l'intérieur, un magnifique bracelet de pierreries. Sous le bracelet, un mot manuscrit : « A Marina, en souvenir d'une merveilleuse nuit d'amour. » Signé, « Hadad ».
Perplexe, elle s'assit sur le rebord de la baignoire : elle ne se souvenait de rien !
« Non, mais vous avez vu ces salauds ! Chaque année, il y a des accidents ! Je vais les signaler ! Cinglés ! Dingues !… Criminels ! »
Depuis dix minutes, Gwen n'arrêtait pas de maudire. Il avait eu une peur atroce quand il avait vu le hors-bord foncer sur Alan.
« C'est un scandale que des fumiers pareils puissent piloter un bateau !
— Ils ne m'ont pas vu », dit Alan.
Il était installé à côté de Gwen sur la banquette avant, une serviette sur les épaules. Lovée contre lui, Terry entourait son corps de ses bras.
« C'est justement ce que je leur reproche ! Mais monsieur, savez-vous qu'il y a une limitation de vitesse en bordure des plages ? J'ai cru qu'ils allaient vous couper en deux !
— D'accord, Gwen, c'est fini, oublions.
— Jamais ! jeta le marin d'une voix vibrante d'indignation. Sitôt à terre, je porte plainte à la police maritime ! »
Alan poussa Terry du coude et lui sourit. Elle était encore toute blanche.
« Tu sais en faire ? »
Il lui désigna les skis nautiques dont l'extrémité dépassait sous ses pieds.
« Oui, mais pas maintenant.
— Tu n'en as pas envie ?
— Je serais incapable de tenir sur mes jambes.
— Gwen !
— Monsieur ?
— Je peux faire du ski ? »
Gwen coupa instantanément les gaz.
« A votre place, je serais trop secoué !
— Au contraire, ça va me remettre ! »
Ils étaient à trois cents mètres de la côte, à la hauteur du Carlton. Alan se jeta à Peau, fit surface. Gwen lui tendit les skis. Il les chaussa, cligna de l'œil à Terry.
« Quand vous voudrez ! »
Le marin déplia la corde et la lui lança. Alan empoigna le morceau de bois qui en marquait l'extrémité. Moteur au ralenti, il amorça une courbe lente dont Alan était le centre, redressa le museau du bateau jusqu'à ce que la corde formât une droite rectiligne. Il questionna Alan d'un signe de tête.
« Go ! » cria Alan.
Il se sentit brutalement soulevé, chercha sa position d'équilibre et s'abandonna avec jouissance à la formidable force qui le tractait au-dessus des eaux, le visage fouetté par le vent et les embruns, ébloui par la lumière, la vitesse et le bruit. Ses skis sifflaient sur la mer dont la surface semblait onduler sous son poids, au rythme de ses coups de hanches qui l'éloignaient en diagonale du sillage d'écume avec la rapidité d'une flèche.
Il avait commencé le ski très jeune, quand sa mère l'emmenait à la plage. Il constata avec un plaisir profond que son corps n'avait rien oublié malgré des années d'interruption. A l'arrière, ne le lâchant pas du regard, Terry, le visage à contre-jour nimbé dans un halo doré et lumineux, éclaboussé de poussière de vagues. Il exécuta quelques figures, heureux de la mémoire de ses muscles qui agissaient avant même qu'il leur en donne Tordre. Quand il fut fatigué, il ébaucha un signe. C'est alors que Terry poussa un hurlement en désignant quelque chose derrière lui.
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