— Ah ! oui, je vois… répondit Emily en fouillant du regard le pourtour de la piscine six étages plus bas : où pouvait bien être Hamilton ?
— Tu m'écoutes, maman ?
— Oui, oui…
— Tu as l'air agacée que je te parle ?
— J'ai très bien entendu ! Pope… Alan Pope. Et alors ? Qu'est-ce qu'il a de spécial ? »
Sarah déchiqueta pensivement une rose, regarda sa mère avec une expression qui ressemblait à du défi et laissa tomber d'une voix neutre :
« Je vais l'épouser. »
Tous deux étaient couchés à l'arrière à plat ventre. Le vent leur fouettait le corps. Ils étaient déjà si loin de la côte qu'ils pouvaient embrasser en un seul regard le paysage s'étendant de Cannes à Nice dans une brume bleutée. Le bateau piquait toujours plus au large à grande vitesse, traçant un formidable sillage de neige dans Peau d'un indigo profond. Ils avaient dépassé des voiliers tournant autour des îles, doublé d'autres hors-bords.
« On nage ? hurla Terry pour couvrir le grondement du moteur.
— Oui ! » cria Alan.
Elle rampa sur la couche de matelas et frappa sur les épaules de Gwen. Le bateau sembla s'enfoncer sous Peau quand il coupa les gaz. Il fila quelques secondes sur son erre et s'immobilisa dans un balancement ponctué de clapotis. Le rivage n'était plus qu'une bande grise se distinguant à peine de la ligne d'horizon. Ils eurent l'impression d'être seuls au monde, loin de tout. Gwen leur tourna le dos et alluma paisiblement une cigarette. Terry plongea la première. Alan la regarda s'éloigner en quelques brasses souples. Il se sentit idiot d'être aussi peu bronzé. Il plongea à son tour. L'eau était tiède. Il se laissa couler, ouvrit les yeux, aperçut le corps orange de Terry nimbé d'une frange d'écume que rejoignaient les bulles d'air s'échappant de ses propres cheveux. Il remonta en surface et creva Peau tout près d'elle. Ils éclatèrent de rire.
« Et si Gwen démarrait sans nous ? dit-elle.
— J'espère que vous me traîneriez jusqu'au rivage ! »
Elle bascula tête en avant. L'espace d'une seconde, alors qu'elle s'enfonçait, ses deux jambes jointes formèrent une flèche parfaite. Là où elle était, il n'y eut plus rien. L'espace d'une seconde, Alan sut ce qu'était le vide. Il sentit deux mains s'accrocher à ses chevilles, eut à peine le temps de prendre une brève inspiration et s'enfonça. Ils jouèrent ainsi comme deux animaux heureux libres de leur corps, se chevauchant au centre de gerbes argentées, nageant doucement côte à côte, se frôlant, peau contre peau. A un moment, ils furent face à face, le visage ruisselant. Nul n'eut la sensation d'avoir fait un mouvement vers l'autre, mais aucun ne baissa les yeux quand leurs lèvres s'effleurèrent sur un goût de sel. Terry prit la main d'Alan et la serra doucement. Puis, elle nagea vers le bateau. Refusant l'aide de Gwen, elle s'y hissa d'un bond.
« J'ai faim », dit-elle.
Gwen eut une mimique désolée.
« M. Mac Dermott ne m'avait laissé aucune instruction.
— N'y a-t-il pas un restaurant dans l'île, demanda Alan.
— Il y en a bien un, mais il est pris d'assaut. On se croirait chez la mère Besson !
— Tant pis, dit Terry. On mangera en rentrant. »
Et elle ajouta en regardant Alan :
« Je n'ai pas envie de voir des gens.
— Si j'osais… hasarda Gwen. J'avais préparé quelques sandwiches… Si vous voulez les partager ?… J'ai aussi deux bouteilles de vin rouge. »
Terry et Alan se consultèrent du coin de l'œil et éclatèrent de rire.
« D'accord », dit Gwen en faisant chorus.
Il ouvrit un compartiment à l'avant du bateau et en tira une bouteille.
« Voulez-vous qu'on aille entre les îles ? »
Quand il voulut les servir, il s'aperçut que tous deux tendaient leur verre dans une rigidité de momie, mais sans voir les gestes qu'il accomplissait : ils étaient pétrifiés, un vague sourire sur les lèvres, leur regard rivé l'un dans l'autre.
Marco sortit du hall du Majestic. Son client n'était pas à l'hôtel. Songeur, il observa le va-et-vient des limousines tournant autour du perron pour charger leur cargaison précieuse de richards. Cesare di Sogno lui avait donné jusqu'au soir pour exécuter le travail. Comment faire si la victime restait invisible ? Il s'approcha de Serge.
« Je cherche un de mes amis, M. Alan Pope. Il n'est pas dans son appartement.
— Il est parti tout à l'heure », répondit Serge en se précipitant pour séparer les chiens de deux dames mûres qui s'étaient sauté à la gorge. Il revint vers Marco.
« Je lui ai demandé un taxi.
— Savez-vous où il est allé ?
— Demandez donc à la station, juste en face. C'est Albert qui l'a chargé.
— Merci.
— A votre service, monsieur. »
Les chiens se battaient de nouveau dans un concert d'aboiements et de vociférations de leurs propriétaires. Marco tourna les talons, sortit de la cour d'honneur, traversa la Croisette et s'adressa au premier taxi de la file.
« Je cherche M. Albert.
— C'est moi », dit Albert.
Marco lui adressa un grand sourire.
« Ce doit être mon jour de chance. »
Il tira de sa poche un billet de 50 francs et le lui glissa dans la main.
« Le voiturier me dit que vous avez chargé un de mes amis, Alan Pope.
— Ah ! oui. C'est le seul que j'ai pris au Majestic. Je viens juste de les déposer au port Canto. Ils sont partis en bateau. Un gros hors-bord blanc à bandes rouges, un Baglietto. Avec un nom marrant… La Fête !
— Merci mille fois. L'ennui, c'est que pour retrouver le bateau en mer…
— Où voulez-vous qu'on aille à Cannes ? Ils sont probablement aux îles ! Tout le monde y va ! »
Marco remercia et s'éloigna. Cent mètres plus loin, Salicetti l'attendait au volant de la Dodge décapotable couleur crème.
« File à Théoule. On va au hangar. Grouille ! »
La Dodge s'arracha dans un crissement de pneus maltraités. Il n'y avait pas trop de circulation. A cette heure, la population des estivants se faisait dorer sur les plages. La voiture prit de la vitesse, contourna le bassin du Vieux Port et longea la mer en direction de La Napoule. Marco alluma une cigarette.
« On va à la pêche ? s'enquit Salicetti.
— Oui, marmonna Marco. Un très beau poisson.
— En plein jour, c'est dangereux, la pêche, dit Salicetti en s'absorbant dans la conduite.
— Bof… En saison, tellement d'accidents se produisent en mer… Avec tous ces dingues qui pilotent des bateaux n'importe comment…
— Ça, c'est bien vrai », approuva Salicetti.
Il étouffa un rire.
« C'est ce que je dis toujours ! La mer et les feux d'artifice, quoi de plus dangereux ? »
Marco exhala lentement la fumée de sa cigarette par les narines.
« On tâchera d'être plus discrets que pour le feu d'artifice. »
Dix minutes plus tard, la Dodge s'arrêtait devant une grille en fer forgé protégeant l'accès d'une propriété taillée dans le roc en contrebas. Nul ne pouvait la voir de la route. Marco ouvrit la grille qu'il referma après le passage de la Dodge. Sous la maison, creusé dans la masse de la roche, un hangar à bateau dont Marco fit coulisser la porte fermée au cadenas. Salicetti s'approcha.
« Jamais vu un monstre pareil ! »
Le hors-bord, un Riva effilé comme une lame, avait été bricolé pour la contrebande en mer. Aucune vedette de la police n'était assez rapide pour le suivre. Sa coque, entièrement dépourvue d'ornements métalliques, était peinte en bleu sombre pour les flancs, en vert foncé pour la surface comprise entre les plats-bords. Même en plein jour, il était impossible de le distinguer des flots à plus de cent mètres. A l'avant, des techniciens avaient recouvert l'étrave d'un blindage d'acier capable de pulvériser un tronc d'arbre à 120 à l'heure. A pleine puissance, ses moteurs le propulsaient à près de 150 à l'heure.
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