Glacé de terreur, Alan se retourna : à trente mètres de lui, jaillie de nulle part, l'étrave puissante d'un monstrueux hors-bord lancé à sa poursuite. Il sut instantanément que c'était le même qui avait failli le décapiter ! Alerté par le cri, Gwen vit le danger et piqua à gauche vers le large en donnant tous les gaz. Le Riva vert et bleu exécuta la même manœuvre, accéléra, obliqua légèrement sur la droite et les dépassa avec une facilité dérisoire. Alan serra les dents et se cramponna à son morceau de bois. S'il stoppait, il était à leur merci. S'il continuait, ses jambes allaient le trahir. Il volait maintenant sur l'eau à une vitesse folle. Gwen fit virer le bateau à gauche dans un angle impossible. Leur dernière chance était d'atteindre les plages. Les autres n'attendaient que cette manœuvre. Après une large courbe, ils revinrent comme la foudre sur le Baglietto pour le prendre par le travers et couper la route à Alan. En deux secondes, le Riva fut sur lui. D'un coup de reins désespéré, Alan se projeta sur la droite.
Labourant la mer de ses hélices, le Riva passa à un mètre de lui dans un fantastique sillon d'écume qui le déséquilibra. Terry hurlait comme une folle. Gwen fonçait vers la terre. Le Riva revint à l'attaque de toute la puissance de ses moteurs. Cette fois, Alan comprit qu'il ne pourrait l'éviter. Il se ramassa sur lui-même, tendu comme une bête, attendit l'ultime instant où il allait être déchiqueté, et gicla dans le ciel au-dessus du hors-bord dans un saut inhumain. Il n'était plus qu'à une centaine de mètres du rivage. Le Riva mit cap au large et disparut. Gwen vira sec. Alan lâcha le manche, fusa comme une torpille et continua sur sa lancée le long du ponton de la Plage Sportive, évitant de justesse de fracasser la tête des baigneurs qui barbotaient. Hors d'haleine, il s'accrocha à un pilotis, essayant de reprendre son souffle, une douleur aiguë lui poignardant la poitrine.
Il leva la tête. La Fête s'était immobilisée à trois mètres de lui, moteur coupé. Terry sanglotait convulsivement. Le visage curieusement blême sous son hâle, Gwen lui dit d'une voix tremblante :
« On a voulu vous tuer, monsieur. »
Bannister sauta du taxi, régla la course, demanda qu'on lui rentre ses bagages, pénétra dans le hall et avisa le concierge.
« M. Alan Pope ?
— Sa clef est au tableau, monsieur. Il n'est pas encore rentré.
— Je m'appelle Bannister. Samuel Bannister. Je débarque de New York, je suis son ami, il m'attend. Pouvez-vous me donner sa clef ? »
Le concierge eut un bref conciliabule avec ses deux collègues.
« Je ne crois pas que cela soit possible, monsieur. M. Pope ne nous a laissé aucune consigne.
— Il aura oublié. Je suis fatigué. Vous me donnez cette clef ?
— Réellement, monsieur, je suis tout à fait désolé…
— Je vous dis que je suis son meilleur ami !… Bon, d'accord… Avez-vous une chambre ?
— Je suis navré, monsieur. Tout est complet jusqu'à la fin août. Voulez-vous attendre au bar le retour de M. Pope ?
— J'ai besoin de prendre une douche ! » s'exclama Bannister.
Il crevait de chaleur dans sa veste de tweed.
Il avait lu quelque part que l'arrogance distinguait du commun des mortels le client de palace.
« Alors, oui ou non ?
— Je vous répète, monsieur…
— Parfait ! »
D'un pas décidé, il alla s'installer dans l'un des vastes fauteuils du hall d'honneur, délaça l'une après l'autre ses chaussures, les quitta, enleva sa cravate, déboutonna sa chemise, ôta ses chaussettes, dégrafa son pantalon et entreprit de le laisser glisser le long de ses cuisses. Tous ceux qui traversaient le hall s'arrêtèrent, bouche bée, pour observer la scène.
« Va chercher M. Gohelan, vite ! ordonna le concierge à un chasseur qui partit au galop.
— Qui est-ce ? » demanda Mandy de Saran avec une feinte négligence.
Le duc était au golf. Elle arrivait d'acheter des parfums. Ses muscles, douloureux encore de la raclée de la veille, lui faisaient délicieusement mal.
« Cette personne prétend être l'ami de M. Pope, madame la duchesse. Malheureusement, il nous est impossible de lui donner sa clef. »
La vision des grosses cuisses velues de Bannister émoustilla curieusement la duchesse. Cet homme était si laid, si commun, et si hardi à la fois dans son indifférence à braver le « qu'en dira-t-on », qu'elle sentit monter en elle le désir impérieux d'être possédée par lui dans les plus brefs délais. En outre, il avait un visage chevalin. Or, depuis toujours, se faire saillir par un cheval avait été l'un de ses plus obsédants fantasmes. Elle allait intervenir quand Gohelan apparut, suivi par un chasseur porteur d'un peignoir-éponge. Le chasseur recouvrit Bannister du peignoir sous la tempête de rires des clients qui s'étaient attroupés. Gêné, Gohelan parlementa quelques instants et céda. Le chasseur ramassa les vêtements épars de Samuel, prit la clef d'Alan chez le concierge et précéda Bannister, drapé et digne comme un empereur romain, jusqu'à l'ascenseur où tous deux s'engouffrèrent. Mandy se passa machinalement la langue sur les lèvres.
« Quel est le numéro de l'appartement de M. Pope ?
— 751, madame la duchesse. »
Elle prit l'autre ascenseur, monta jusqu'au septième et croisa sur le palier le chasseur qui redescendait. La porte du 751 était entrouverte. Elle la poussa.
« Hello… »
Terrifié par son coup d'éclat, Samuel la dévisagea avec ahurissement.
« Hello… » bredouilla-t-il par automatisme.
Elle ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits. Elle s'approcha de lui, le plaqua debout contre le mur, enfonça sa langue dans sa bouche, glissa la main dans son caleçon sous le peignoir et lui dit :
« Prends-moi ! »
« Madame, jurez-le-moi !
— Oui, idiote, oui ! Je te le jure ! »
Alice porta les mains à son front :
« Dieu du ciel ! Nous avons gagné trois millions de dollars !
— Et je vais te jurer autre chose… Cette fois, ils ne me les reprendront pas ! Je viens d'acheter La Volière.
— Au cap d'Antibes ?
— Tu te souviens ? Je t'avais dit que je l'aurais un jour. C'est fait ! Deux millions de dollars !
— Oh ! madame… C'est magnifique ! Magnifique !… Ce que nous allons être tranquilles, là-bas !
— Tu y pars tout de suite ! dit Nadia. Je veux que tout le monde le sache !… Ma revanche ! Ce soir, je donne une fête à tout casser ! J'invite toute la Côte ! Betty Grone va en crever !
— Mais, madame, il est trop tard !
— Qu'est-ce que tu racontes ? J'ai déjà tout arrangé ! Dix chasseurs de l'hôtel distribuent en ce moment même mille invitations ! Thème de la nuit, les oiseaux ! De minuit à midi ! On servira un petit déjeuner aux survivants demain matin au bord de la mer, dans mon port privé ! Dix orchestres ! Allez, file, le chauffeur t'attend ! »
Alice s'éloigna au trot. Nadia la rappela.
« Tu ne me demandes même pas à qui j'ai gagné tout cet argent ?
— A qui, madame ?
— Hadad.
— Bien fait ! J'espère que vous ne l'avez pas invité ?
— Bien sûr que si. Mais je doute qu'il vienne. Tu ne me demandes pas non plus ce que tu vas faire à La Volière ?
— Qu'est-ce que je vais y faire ? s'enquit placidement Alice.
— Tu vas diriger les opérations de débarquement. On doit apporter des studios de la Victorine des tonnes de plumes, d'ergots, de becs et de strass. Idem de Paris à neuf heures et demie, à l'aéroport. J'ai dévalisé trois costumiers. Tous les déguisements seront dans le grand hall. Aucun de mes invités ne franchira mon seuil sans s'être fait au préalable une tête d'oiseau !
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