« Samuel ! » s'étrangla Alan.
Bannister écarta piteusement les bras en signe d'impuissance :
« Je te le jure sur la vie de Christel, Alan… »
Il désigna la duchesse d'un menton accusateur et laissa tomber en détournant les yeux :
« Elle m'a violé ! »
Une expression hagarde sur le visage, Alan se tordit les mains.
« Je suppose que vous connaissez mon excellent ami Samuel Bannister… Sammy, Marina, que tu as déjà rencontrée. M. Arnold Hackett… Mlle Sarah Burger… »
Bannister, mâchoire décrochée, encaissait chacun des noms cités comme autant de coups de poing à l'estomac. Alan lui désigna là duchesse qui remettait paisiblement sa robe.
« La duchesse de Saran…
— Comment allez-vous ?… » bredouilla Samuel.
Arnold Hackett se cassa immédiatement en deux.
« Mes hommages, madame la duchesse ! Je suis impardonnable ! Je ne vous avais pas vue ! »
Mandy lui tendit distraitement sa main à baiser.
« Alan, j'attends votre réponse ! exigea Sarah.
— Qu'est-ce qu'elle t'a demandé ? ironisa Marina.
— Alan, je vous parle !
— J'ai le droit de savoir ce que vous faisiez avec cet Arabe ! intervint Hackett en fustigeant Marina du regard.
— J'ai pris un bain de champagne !
— Alan, implora Bannister, est-ce que je peux avoir quelque chose à boire ? Quelque chose de fort… »
On gratta à la porte restée entrebâillée.
« Alan… »
Apparut Nadia Fischler, radieuse. Ignorant la-présence des autres, elle embrassa fougueusement Alan à pleine bouche.
« J'ai tout regagné, chéri ! Voilà ton argent ! »
Elle brandit sous son nez une enveloppe. Alan voulut s'en emparer. Elle la retira vivement.
« A une condition !… Donne-moi ta parole que tu assisteras ce soir à ma fête… Je pends la crémaillère de ma nouvelle propriété… La Volière… Vous êtes tous mes invités ! lança-t-elle avec un geste large. Promis ?
— Je ne peux pas, Nadia !
— Il y a combien dans l'enveloppe ? souffla Bannister à Alan.
— 800 000 dollars ! répondit triomphalement Nadia.
— Il viendra ! cria Samuel.
— Je veux que ce soit gai, que ce soit fou ! enchaîna Nadia en glissant l'enveloppe dans la ceinture d'Alan. La nuit des oiseaux ! On va planer ! Ce soir… Minuit ! La Volière… Cap d'Antibes ! »
« Sortez tous ! hurla Alan. Sortez ! »
Il repoussa fermement Sarah qui s'accrochait à lui.
« Moi aussi ? demanda Bannister en retenant son caleçon d'une main.
— Qu'est-ce que tu es nerveux ! reprocha Marina.
— A tout à l'heure, chéri… dit Sarah en prenant la porte d'elle-même. Je vais faire publier les bans. »
Hackett s'effaça pour laisser passer Mandy de Saran, impériale, et courut de toute la vitesse de ses petites jambes à la poursuite de Marina.
Alan referma la porte, poussa le verrou et s'adossa contre le battant, bouche ouverte, haletant. L'air égaré, il dévisagea longuement Samuel en silence.
« Alan !… Ça ne va pas ?… Alan ! Où vas-tu ?
— Tuer un homme », jeta Alan en l'écartant.
Bannister le plaqua contre le mur.
« Tu vas d'abord me dire ce qui se passe dans cette maison de fous !
— Et toi, ce que tu fichais en caleçon dans le hall !
— Écoute… »
Alan se cacha le visage dans les mains.
« Le bar est là… Il y a du scotch… Sers-moi à boire… »
Samuel s'exécuta. Verre en main, Alan se laissa choir sur la moquette. L'œil dans le vague, il se mit à raconter son histoire d'une voix saccadée.
« Tu es toute blanche ! Tu n'es pas malade ?
— Je vais très bien, Lucy.
— On ne dirait pas. Tu l'as vu ?
— On a passé la journée ensemble dans le bateau des Mac Dermott.
— Raconte ! C'était bien ?
— Une journée parfaite, dit Terry en détournant les yeux.
— J'ai vu des types de la bande. Il paraît qu'ils ont passé une soirée formidable ! Ils ont fait une virée à Cannes et à Monte-Carlo. Ils ont tout cassé dans les casinos. Epique ! Ce soir, on va tous à la Siesta. Tu viendras ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Alan doit venir me prendre.
— Dis donc, ça devient sérieux ! Tu es amoureuse ? »
Terry s'absorba dans la lecture du Journal d'Anaïs Nin couvrant la période 1947–1955.
« Tu es mordue ? » insista Lucy.
Sans lâcher son livre, Terry laissa tomber un sucre dans la tasse de Nescafé qu'elle s'était préparée. Elle se mit à tourner la cuiller pour écraser le sucre. A côté de la tasse. Sur la toile cirée de la table.
« Qu'est-ce qui te fait penser ça ? » dit-elle.
Bannister en était à son sixième whisky. Alan à son second. Avec ce qui l'attendait, il avait besoin de garder les idées claires.
« Donne-m'en un autre, dit Samuel.
— Tu as envie de te soûler ? demanda Alan.
— Non. Mais je suis déconcerté. Je ne te reconnais plus. J'ai l'impression que tu es devenu quelqu'un d'autre.
— Crois-tu qu'on puisse vivre trois jours dans ce milieu et rester innocent ? A New York, j'étais enfermé dans mon petit boulot, je rêvais, je ne savais pas. Je croyais que le travail était un moyen de mieux vivre. J'étais un mouton parmi les moutons, je les trouvais honnêtes, gentils. Pauvres et gentils… Je n'avais jamais vu de près les loups à l'œuvre ! La curée ! C'est à qui arrachera un morceau de viande à l'autre !
— Tu imagines qu'ils sont plus heureux ?
— Tu as passé vingt-cinq ans à te faire botter le cul pour finir vidé comme un malpropre et tu viens me parler de bonheur ! On n'a qu'une vie, Sammy ! Personne ne la vit à ta place ! Ce matin encore, je voulais tout laisser tomber, rentrer dans le rang, mendier une autre petite place bien peinarde à New York, à 1 500 dollars par mois… Ce qui prouve que j'étais aussi bête que toi ! Puis, il y a eu ce type, Larsen. Je te jure, Sammy, que je n'y croyais pas ! Quand j'ai vu que ça marchait, j'ai su que tout était possible !
— Peut-être, mais moi, je dors tranquille.
— Parce que tu es déjà mort ! Socialement, financièrement, sexuellement ! Tu prends ta résignation pour de la vertu ! Cette femme que tu as baisée dans mon propre lit, depuis quand avais-tu sauté la pareille ?
— Christel me suffit.
— Menteur ! Simplement, tu n'avais jamais osé ! »
Bannister secoua la tête avec embarras, retira ses lunettes et en essuya la buée.
« C'est vrai. Mais de là à agir comme tu vas le faire !…
— On a essayé de m'assassiner, bourrique ! Tout le monde a voulu m'avoir ! Tu espères que je vais passer l'éponge ?
— Enfin ! s'indigna Samuel, mets-toi à ma place ! Je vois partir un type cassé qu'on vient de mettre à la porte, et cinq jours plus tard, je retrouve un intermédiaire en trafic d'armes qui joue les nababs dans un palace de la Côte d'Azur, qui fait la fine bouche devant l'héritière de la plus grosse banque privée des États-Unis, qui veut avaler les soixante mille salariés de la firme qui l'employait et mettre la Burger sur la paille ! Comment veux-tu que je n'aie pas le vertige ?
— C'est toi qui m'as poussé ! Tout ce que tu me reproches, c'est toi qui m'as demandé de le faire ! Tu as oublié ?
— C'étaient des mots.
— « Chômeur », c'est un mot ? Et ma dépouille dans du formol à la morgue de Cannes, un mot ? Tu aurais peut-être préféré organiser la collecte pour ma couronne mortuaire auprès des chers collègues de bureau ! Je vois la scène d'ici ! Cinq minutes de larmes de crocodile sur ce pauvre Alan Pope et une cuite monstre au Romano's !
— Tu me flanques la trouille, Alan.
— Il ne fallait pas me coller tes propres idées dans la tête ! Ham Burger est un salaud ! Hackett en est un autre ! Tu voudrais que je les ménage après ce qu'ils nous ont fait ? C'est raté, Sammy ! Plus de cadeaux ! J'ai été à bonne école ! »
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