« Que dois-je dire aux membres du conseil d'administration, monsieur Price-Lynch ?
— Rien ! Laissez-les dormir ! Quand ils se réveilleront, nous en aurons terminé depuis longtemps ! A qui avez-vous affaire, demain, pour la paie ?
— Olivier Murray.
— Alors, écoutez bien ce que vous allez lui dire… »
Il l'expliqua longuement, malgré l'indignation croissante manifestée par Fischmayer à mesure qu'il comprenait le secret de l'opération. Quand il reposa enfin le combiné, il était en nage. Il s'épongea le front avec un foulard d'Emily abandonné sur un fauteuil. Les dés étaient jetés !
D'ordinaire, après l'amour, il avait besoin d'un temps mort, d'un temps de solitude. Il lui était même arrivé d'avoir envie de jeter au bas du lit une partenaire de rencontre, pour qu'elle s'en aille plus vite. Il apprit avec Terry ce qu'il ignorait encore : on pouvait désirer une femme avant, pendant, après, sans interruption aucune, même s'il n'y avait aucun contact physique, avoir simplement envie qu'elle soit là pour la respirer, la sentir, l'écouter, entendre son silence. La nuit avait succédé au jour dans la petite chambre, les heures avaient passé, les bruits et les odeurs avaient changé de nature et Alan, enlacé contre elle, ne s'était jamais senti aussi libre, aussi léger. Une espèce d'accord total entre ses sens et les choses, l'harmonie parfaite de chaque seconde, qu'elle eût été consacrée à la découverte émerveillée du corps de Terry, à la frénésie qui les avait jetés l'un sur l'autre en une roulade éperdue, ou aux temps de respiration lui permettant d'embrasser l'intensité qui venait d'être, d'imaginer la frénésie qui allait venir.
« Terry…
— Oui…
— Tu vas enfiler une robe et venir avec moi.
— Où ?
— Une soirée dans une propriété. Nous en aurons pour une heure à peine. J'ai promis. »
En quelques heures, il avait renvoyé Mabel, Marina et tant d'autres dans les limbes de l'oubli. Avant elle, aucune autre n'avait existé. Il eut peur de s'avouer qu'après elle, ou sans elle, il n'y en aurait point d'autre, le vide froid d'un espace sans vie. La concentration qu'elle avait mise à être à lui, toute, entière, sans aucun creux qu'il ne pût atteindre, qu'elle ne lui offrît avant même qu'il en devinât l'existence, l'avait presque effrayé. Un plongeon infini dans une spirale dorée parsemée de pointes de lumière chatoyante, avec, comme repère dans ce naufrage bienheureux qui les projetait hors d'eux-mêmes, la balise de leurs yeux grands ouverts rivés l'un à l'autre.
« Je suis si bien, Alan.
— Quelle heure est-il ?
— Je ne sais pas.
— Je dois y faire un saut avant le départ du dernier invité. Viens !
— Non, je t'attendrai. Je ne veux même pas voir les autres en train de te regarder.
— Moi, j'ai envie qu'on te voie. Je veux te montrer.
Nous reviendrons très vite. C'est une joueuse, Nadia Fischler. Elle vient d'avoir un geste formidable pour moi. Je lui ai donné ma parole. Tu rencontreras des dingues. Ils seront habillés en oiseaux. Ne les juge pas, ils n'ont pas la chance de te connaître. Que veux-tu qu'ils fassent d'autre ? »
Il devina son sourire dans l'obscurité, repartit à la charge.
« Une race que tu ne connais pas, le Gotha de la Côte. J'en ai même rencontré qui n'étaient pas tout à fait pourris. »
Du bout des doigts, elle suivit le contour de ses lèvres.
« Je t'attendrai, Alan.
— Je t'assure que tu t'amuseras ! Tu n'as aucune idée de ce que c'est !
— Pars… Pars vite… Plus vite tu t'en iras, plus vite tu reviendras.
— Tu m'en veux ?
— J'ai envie que tout le monde soit heureux.
— Tu me jures de ne pas bouger ?
— Où veux-tu que j'aille ?
— Tu ne descendras même pas de ton lit ?
— J'en serais incapable ! »
Il se mit debout, alla regarder la nuit par les fentes des volets, eut envie de lui confier ses projets. Il ne voulait plus la quitter. Jamais. Il le lui dirait à son retour. Au regard de l'éternité, que représentait une heure de plus ou de moins ?
On entrait par un vaste portail de chêne grand ouvert. Les quatre gardes se contentaient de dévisager les invités dont les chauffeurs arrêtaient un instant les voitures. De place en place, des torches de résineux balisaient l'allée conduisant au corps de bâtiment qu'on ne pouvait apercevoir qu'après cinq cents mètres de trajet entre des serres, des massifs de fleurs, des arbres exotiques aux essences rares qui embaumaient la nuit de leur parfum entêtant. Armés de torches, des employés dirigeaient les nouveaux venus vers les rares terre-pleins où un véhicule pouvait encore se garer. Partout, dans les allées s'enfonçant dans l'obscurité, luisait sourdement l'éclat des chromes des carrosseries.
Hadad descendit de sa Cadillac.
« Restez devant le perron, je ne serai pas long », lança-t-il à son chauffeur.
Il fut enveloppé par la musique de dix orchestres venant d'endroits et de distances différents, une rumeur d'éclats de voix, de rires haut perchés. Il vit passer devant lui un dindon de deux mètres poursuivi par une poule faisane et songea que les invités de Nadia Fischler s'amusaient bien avec son argent.
Trois hôtesses le saisirent par le bras pour le tirer dans le hall d'entrée transformé en vestiaire.
« Quel genre d'oiseau aimeriez-vous être ?
— Un faucon », fit une voix.
Hadad se retourna et aperçut un mirifique oiseau de paradis paré de mille plumes rutilantes : Nadia ! Il s'empara de la main qu'elle lui tendait avec réticence, la baisa galamment.
« Je vous félicite pour la façon exquise dont vous gérez mes capitaux.
— Ce ne sont plus les vôtres, dit Nadia avec froideur, mais les miens.
— Pour combien de temps, chère Nadia ?
— Aussi longtemps que j'aurai en face de moi des adversaires dont les nerfs craquent.
— Me détestez-vous autant parce que vous êtes juive et que je suis arabe ? »
Des mains expertes accrochaient à son crâne une tête de faucon.
« Ça vous flatterait, rétorqua Nadia avec un sourire éblouissant. Il s'agit d'une simple raison épidermique : je ne vous aime pas. »
Hadad lui rendit son sourire.
« J'ai horreur qu'on m'aime. Je ne sais pas recevoir. J'aime prendre.
— Venez donc prendre un verre.
— Du moment que vous ne me l'offrez pas, avec plaisir. »
Il franchit le seuil sur ses talons et plongea dans un univers baroque de volière en folie, dans un vacarme de caquetages, de gloussements, de piaillements. A sa vue, une grosse blonde en tourterelle feignit de prendre la fuite avec des roucoulades effrayées :
« Ciel ! Un faucon ! »
Il était deux heures du matin. Tout le monde était ivre. Des échassiers, verre en main, dansaient avec des pondeuses Leghorn décoiffées, un vautour embrassait à pleine bouche une faisane, un pélican, entouré de poussins de Brahmapoutra, racontait une histoire salace, une perruche gisait sur un divan dans les bras velus d'un cacatoès, une perdrix poursuivait en hurlant de rire un cygne noir :
« Je suis ta Léda ! Ne t'en va pas ! »
Des dizaines de serveurs au crâne de moineau se faufilaient parmi les invités. Ils avaient reçu l'ordre de leur servir à boire sans qu'ils eussent à se rendre aux buffets qui parsemaient l'immense salon de réception. Toute une paroi de la façade opposée à l'entrée n'était qu'une baie vitrée de huit mètres de long s'ouvrant sur des pelouses illuminées à giorno par des projecteurs camouflés dans les arbres. Elles descendaient en pente douce jusqu'à la mer entre deux allées de pins séculaires dont les frondaisons les plus hautes se perdaient dans le ciel et la nuit. Des orchestres de mouettes et de perroquets étaient encerclés par des volatiles de toutes sortes virevoltant dans des farandoles où voisinaient au coude à coude, au plume à plume, des canards, des manchots, des pigeons, des oiseaux-mouches, des merles ou des geais. Un peu à l'écart derrière un bouquet de lauriers-roses, un paon se défendait contre les attaques d'un corbeau :
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