« Monte », dit Marco.
Il s'installa aux commandes, mit le contact. Un halètement rauque emplit le hangar souterrain.
« Détache l'amarre… »
Salicetti décrocha la corde de son anneau.
« On va où, exactement ?
— Faire une petite ballade aux îles. »
Marco donna légèrement les gaz. Le mufle menaçant du Riva émergea de sa grotte.
Le soleil jouait sur le corps de Terry. Elle était étendue à l'arrière du bateau, bras en croix, offerte à la lumière, une expression de bonheur tranquille sur le visage. Alan ne se lassait pas de la regarder. Allongé près d'elle, il hésitait à renouveler le geste furtif qui avait fait se frôler leurs lèvres au large. La main de Terry reposait à dix centimètres de la sienne, inerte. Il n'osait les franchir pour s'en emparer. En compagnie de Gwen qui lisait maintenant un journal illustré, ils avaient dévoré les sandwiches au pâté arrosé de vin rouge, plongeant entre deux bouchées, se séchant au soleil. L'étroit bras de mer compris entre les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat était aussi encombré de bateaux de tous tonnages qu'un boulevard de voitures aux heures de pointe.
L'eau était d'une transparence absolue. Huit mètres plus bas, on distinguait sur le sable doré de minuscules coquilles nacrées autour desquelles nageaient inlassablement de petits poissons argentés au vol rapide et imprévu. L'heure sacrée de la sieste. Des bateaux voisins s'envolaient des airs diffusés par des transistors. La paix, la chaleur, la lumière… La main d'Alan se rapprocha insensiblement de celle de Terry. Quand elle n'en fut plus qu'à un millimètre, elle marqua un temps d'arrêt, hésitante. L'instant était parfait. Alan craignit de le détruire. Sa pulsion fut la plus forte. Du bout des doigts, il s'empara doucement de ses doigts qui répondirent à sa pression. Leurs mains se cherchèrent, s'enlacèrent, s'étreignirent, soudées brusquement l'une à l'autre pour un baiser de peau à peau qui n'en finissait pas. Ni l'un ni l'autre ne virent le hors-bord vert et bleu passer près d'eux, moteur au ralenti, à moins de cinq mètres.
« Gwen, demanda Terry sans lâcher la main d'Alan, emmenez-nous nous baigner de l'autre côté de l'île. »
Le marin lâcha l'illustré sur lequel il somnolait et mit le contact. Au pas, il louvoya entre la multitude de yachts qui se balançaient sur la surface moirée et limpide de l'eau calme. Quand il eut franchi la passe, il vira sur la gauche dans un soudain jaillissement d'écume et mit les gaz.
A bord du Riva dont les couleurs se confondaient avec celles de la mer, Marco posa sa main sur le bras de Salicetti.
« Attends encore cinq secondes et suis-les en douceur. »
A une heure, Alan n'était toujours pas dans le hall. Sarah téléphona à son appartement et laissa sonner longuement. Pas de réponse. Elle se dirigea vers Serge qui arborait un gros pansement à la main.
« Serge, avez-vous vu le chauffeur de M. Pope ?
— Norbert ? Oui, mademoiselle. Le voilà.
— Qu'est-ce que vous avez à la main ?
— On m'a mordu, mademoiselle.
— Une femme ?
— Un chien.
— C'est moins grave. »
Elle leva la tête pour s'adresser à l'homme corpulent.
« Vous êtes le chauffeur de M. Pope ?
— Oui, madame.
— Mademoiselle. Vous l'avez vu ce matin ?
— Non, mademoiselle. J'attends les ordres.
— Rien de prévu ?
— Non, mademoiselle.
— Très bien, merci. »
Elle passa sur la terrasse encombrée de clients s'abritant du soleil sous des parasols dans un infernal ballet de garçons prenant les commandes. Pas d'Alan. Elle fit le tour de la piscine. A gauche, camouflées par les massifs de buis, des filles, poitrines nues, bravaient les interdits. Sarah salua quelques connaissances de la tête, refusa dix invitations à déjeuner, traversa le bar, descendit les marches en haut desquelles régnait Fernande, la dame du téléphone. Elle entra dans l'ascenseur et appuya sur le bouton du septième. Elle n'avait jamais agi de la sorte. En général, elle contrait sèchement les hommes qui lui faisaient la cour. Derrière chaque déclaration énamourée, son regard soupçonneux n'enregistrait que le désir d'accaparer sa fortune. Elle avait peu de besoins physiques. Tout se passait dans sa tête. Parfois, elle utilisait un amant de passage pour se calmer les nerfs. Il était rare qu'elle le revît deux fois. Trois, jamais. Entre elle et eux, toujours, s'interposait l'écran de ses millions de dollars.
Elle sortit à l'étage et alla frapper au 751. Peut-être dormait-il encore ? Elle frappa plus fort.
« Il n'y a personne, madame. J'ai fait la chambre très tôt ce matin, Monsieur était déjà parti. »
Elle adressa un sourire froid à la femme de chambre et rebroussa chemin. Alan ne lui avait rien promis quand elle lui avait proposé de faire du bateau. Son cœur se serra à la pensée de la longue promenade de la veille sur la Croisette. Elle lui tenait le bras, la nuit était tiède. Elle se souvenait du moment exact où elle avait reçu le coup de poignard. Ils venaient d'arriver devant l'hôtel. Elle lui avait suggéré de prendre un dernier verre. Il avait répondu : « Je suis crevé, Sarah. Je vais mourir si je ne dors pas quelques heures. »
A cet instant, il avait eu l'air d'un enfant perdu. Elle avait su que ce serait lui, et pas un autre. Il était si différent ! Un peu plus tôt, sa mère l'avait traitée de folle quand elle avait su qu'elle ne plaisantait pas.
« Mais tu ne le connais même pas !
— Ce sera lui, maman.
— Encore un gigolo qui en veut à ton argent !
— Tout le monde n'est pas aussi pourri que ton con de mari !
— Sarah !
— Je lui demande sa main aujourd'hui même ! Essaie donc de m'en empêcher ! »
Elle redescendit dans le hall et décida d'aller jeter un coup d'œil au Palm Beach. Alan y était peut-être. Elle fit demander son chauffeur.
« A quoi pensez-vous ? » demanda Alan.
Terry nicha sa tête dans le creux de ses épaules.
« J'étais justement en train de penser que je ne pensais à rien. Je regardais le ciel.
— Qu'y voyez-vous ?
— Pas de nuage. »
Alan roula doucement sur elle et lui effleura la bouche.
« Et là ?
— Rien. J'ai les yeux fermés. »
Du bout de sa langue, elle chercha ses lèvres. Ils étaient étendus dans une minuscule crique sablonneuse qu'un rempart de roches acérées protégeait des regards venus de la mer. A trois cents mètres de là, La Fête se balançait imperceptiblement sous la houle légère. Gwen devait sans doute dormir.
« C'est marrant que nous soyons ici tous les deux… soupira Terry.
— Marrant ? »
Elle lui prit le visage à deux mains et le dévora des yeux.
« Vous représentez tout ce que je déteste.
— C'est-à-dire ?
— L'establishment… Le système… Les signes extérieurs… Rien n'y manque… La Rolls, le Majestic, les galas, le Palm Beach, le fric…
— Qu'est-ce que vous en savez ? »
Il brûlait de lui dire la vérité mais eut peur de quitter son masque.
« Qu'avez-vous contre ? ajouta-t-il.
— En soi, rien. Je ne suis pas du genre à jeter des bombes. Et je sais trop bien à quel point les gens sont paumés sous leurs dehors triomphants. Vous le premier. C'est parce que je l'ai senti instinctivement que j'ai accepté de monter dans votre foutue bagnole. Et que je suis là. Quel âge avez-vous ?
— Trente ans.
— Curieux, vous n'avez pourtant pas l'air totalement desséché. L'argent dessèche.
— Surtout quand on n'en a pas, dit Alan.
— Vous en parlez comme un homme qui en a trop, qui possède trop. On ne jouit pas de ce que l'on possède.
— De quoi, alors ? »
Elle lui couvrit de baisers légers le pourtour des lèvres.
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