Elle lui adressa un sourire ironique.
« N'oubliez pas ! Demain, déjeuner aux îles ! Rendez-vous dans le hall à onze heures ! »
Elle partit vers les ascenseurs sans se retourner. Alan songea que s'il déjeunait le lendemain, le repas aurait lieu à la maison d'arrêt de Grasse.
Il était huit heures du soir, ils allaient passer à table. Samuel avait profité de ce que Christel était dans la cuisine pour se rendre dans la chambre, ouvrir son armoire et réfléchir sur les vêtements qu'il allait emporter. Difficile… Il n'était jamais allé sur la Côte d'Azur. Il prêta l'oreille. Lui parvint de nouveau un bruit rassurant et familier d'assiettes et de casseroles s'entrechoquant. Depuis la soirée où il lui avait avoué qu'il était licencié, Christel ne lui avait fait aucun reproche. Il avait continué à coucher dans la chambre des enfants, elle s'était comportée comme à l'ordinaire. Pourtant, il y avait eu cet instant de vérité où s'était débloqué un silence qui durait entre eux depuis vingt-cinq ans. Ils s'étaient dit peu de choses mais elles avaient suffi à provoquer une bienfaisante déchirure dans la morne convention de leurs relations conjugales. Comment allait-elle prendre l'annonce de son départ ?
« Samuel…
— Christel ?
— C'est prêt.
— J'arrive ! »
Il vérifia une dernière fois la fermeture de sa valise, referma la porte de l'armoire et passa dans la cuisine.
« Tu peux te mettre à table, c'est servi.
— Ça sent bon… »
Il attaqua sa cuisse de poulet rôti encadrée par un épi de maïs et une touffe de brocoli.
Elle s'assit en face de lui, décapsula une bouteille de bière et une boîte de Coca-Cola.
Ils mangèrent, ne trouvant strictement rien à dire ni l'un ni l'autre. Plus le silence durait, plus Samuel se demandait comment lui parler de son voyage. Il se racla la gorge.
« Christel…
— Oui ? dit-elle sans le regarder tout en égrenant son épi entre les dents.
— J'ai eu Alan Pope au téléphone cet après-midi. Il va mal… Très mal ! »
Aucune réaction. Il vida dans son verre la moitié de la bouteille de bière.
« Je me sens un peu responsable, tu comprends.
— De quoi ?
— Il est plus jeune que moi. J'étais un peu son parrain à la Hackett. »
Elle désossa délicatement l'aile de son poulet.
« Je crois qu'il a terriblement besoin d'aide.
— L'hôpital qui vole au secours de la charité… » marmonna-t-elle en desserrant à peine les dents. Le pacte était rompu ! Autant s'engouffrer dans la brèche.
« Je vais m'absenter quelques jours.
— Au moment où on te licencie toi-même ?
— J'ai droit à une semaine de vacances. »
Elle rejeta à travers la pièce son épi de maïs à demi consommé et rugit :
« Que tu veux passer où ? Avec qui ? Avec moi ? Pope ! Pope ! Toujours Pope ! Tu es marié avec Pope ?
— Christel, il s'agit seulement…
— Tu vas te retrouver chômeur à cinquante ans, ta propre femme est sans ressources et tu pars en vacances avec Pope ! Et moi, j'en ai eu des vacances ? »
Samuel posa sa serviette sur la table et rentra les épaules. Après son coup de fil à Alan qui l'avait envoyé paître, il avait fait prendre un billet pour Nice par Patsy. La lettre de la Burger créditant Alan de deux millions de dollars l'avait affolé plus que tout le reste. Quoi que pût lui dire Christel, il partirait le lendemain.
« Écoute-moi bien, Samuel ! Si tu n'es pas ici demain soir pour le dîner, inutile de revenir ! Je ne serai plus là ! »
Il se prit à espérer qu'elle tienne parole.
Alan avait depuis longtemps dépassé ce stade ultime de la fatigue au-delà duquel il n'est plus possible de dormir.
Il était affalé dans un fauteuil, un whisky à la main. Il arrivait maintenant au bout du voyage. Ham Burger allait sonner l'hallali. On frappa. Larsen ? Il ouvrit : Price-Lynch.
« Je ne serai pas long, monsieur Pope. Puis-je m'asseoir ? »
Il n'était plus en smoking, mais en veste de cachemire noir enfilée sur une chemise sans cravate.
« Vous ne me connaissez pas, mais je vous connais très bien. Vous avez trente ans, vous venez d'être licencié à la Hackett et vous avez l'intention de payer votre séjour à Cannes avec de l'argent qui vous a été versé par erreur par ma propre banque, la Burger. Très exactement 1 174 000 dollars. Je me trompe ? »
Alan ne fit pas un geste, ne dit pas un mot.
La tension avait été si forte au cours des derniers jours qu'il était presque soulagé d'en finir. Dans quelques heures, il serait en prison. Il ne reverrait plus Terry.
« Avez-vous pensé que j'allais me laisser dépouiller pour vous offrir des vacances de millionnaire sur la Côte d'Azur ? »
Alan fit tourner son verre entre ses doigts. Il n'y eut plus soudain que le bruit des cubes de glace tintant contre les parois.
« C'est tout ce que vous avez à me dire, monsieur Pope ? »
Alan haussa les épaules avec fatigue.
« Vous savez que je peux vous faire coffrer. Vous passerez directement de votre suite dans une cellule. » Nouveau silence.
« J'ai dit « je peux ». Je n'ai pas dit que « j'allais ». Voyez-vous, je trouve stupide qu'un garçon de votre âge moisisse de longues années en prison. Il y a peut-être mieux à faire… »
Alan leva la tête et rencontra son regard. Il avait des yeux gris-vert légèrement globuleux. Des yeux glacés sous un sourire faux.
« J'ai essayé de comprendre le sens de votre geste, de me mettre dans votre peau. Je me suis demandé comment un homme intelligent pouvait commettre une action aussi imbécile. Imbécile parce que vouée inéluctablement à l'échec. Simple question de jours. Je n'ai trouvé qu'une réponse, monsieur Pope : le dépit et la rancœur. On vous a injustement mis à pied, vous avez voulu vous venger. C'est ça ? »
Alan eut une expression que Price-Lynch feignit de prendre pour un assentiment.
« Malheureusement, en cherchant à atteindre Hackett, c'est moi que vous avez grugé. Au cas où vous l'ignoreriez, l'erreur dont vous avez profité vient de ma banque. Avant ce soir, connaissiez-vous Arnold Hackett ?
— Non.
— C'est un homme dur, qui ne tient aucun compte des réalités humaines. Seuls, les bilans de fin d'année comptent pour lui. Je comprends très bien qu'on puisse le détester. Je ne cherche pas à justifier votre geste indélicat, j'essaie simplement d'en dégager vos motivations. Maintenant, une question : avez-vous toujours envie de vous venger de lui ?
— Je n'ai plus envie de rien.
— Malgré ce que Hackett vous a fait ?
— Il ne sait même pas que j'existe.
— Et si je vous donnais l'occasion de lui rendre la monnaie de sa pièce ?
— Je m'en fiche.
— Un type qui vous a privé de travail ? Qui vous a poussé à devenir malhonnête ?
— Tout m'est égal. Vous pouvez appeler les flics.
— Voyons, monsieur Pope… »
Il chercha quelque chose des yeux et répondit à l'interrogation muette d'Alan.
« Je prendrais bien un verre. Dans votre position, c'est bien la moindre des choses que vous m'offriez à boire ! »
Alan le dévisagea, prit dans le bar une bouteille de scotch et de la glace.
« A votre santé, monsieur Pope. »
Il but une longue gorgée, fit claquer ses lèvres.
« Et si je vous disais que je suis venu en ami ? »
Alan se figea. Ham Burger croisa les mains et se concentra, écœuré d'avoir à se commettre avec un médiocre sans envergure.
« Aimeriez-vous ruiner l'homme qui vous a coulé, monsieur Pope ? »
Il but une seconde gorgée pour laisser le temps à Alan de digérer ses paroles.
« Ma proposition est très sérieuse. Je vous donne l'occasion de prendre votre revanche et je passe l'éponge sur ce que vous avez fait. Évidemment, avant de m'avancer plus loin, j'ai besoin de votre accord total. Vous le comprenez ?
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