« Savez-vous que vous êtes séduisant ? La duchesse n'a pas cessé de vous dévisager. Il paraît qu'elle enlève son slip aussi facilement que ses lunettes. D'ailleurs, elle ne porte pas de lunettes. Pauvre Hubert… l'air de France et jouet d'une catin… »
Du bout des ongles, elle se mit à lui gratter doucement la nuque.
« Vous avez déjà été marié ?
— Oui, dit Alan.
— Longtemps ?
— Assez pour avoir envie de ne plus l'être. »
Elle s'aperçut qu'il regardait un point situé derrière ses épaules, se retourna et surprit les yeux de Betty Grone fixés sur lui.
« Elle vous plaît ?
— Qui ?
— Celle que vous regardiez. Elle danse avec Larsen. Betty Grone.
— Je ne la regardais pas !
— Menteur ! Elle a de beaux yeux et de beaux restes. On dit qu'elle fait la pute depuis un quart de siècle pour s'acheter un cheptel de bovins. Ou elle possède déjà toutes les vaches d'Australie, ou elle travaille au rabais. Vous aimez les putes ? Nous déjeunons aux îles demain. Ne soyez pas en retard !
— Je ne suis pas libre », dit Alan.
Elle enfouit carrément la tête sur sa poitrine.
« Je vous adore ! dit-elle en se moquant. Vous avez le comportement d'une jeune fille qui a peur de se faire violer. On vous a déjà violé, Alan ?
— Oui. »
Elle se serra un peu plus contre lui.
« Ça ne m'étonne pas. Quel effet cela vous fait-il, d'avoir toutes les femmes à vos trousses ? »
Jaillit alors une troupe de danseurs et de violonistes tziganes bondissants. Ils étaient peut-être cinquante et se répandirent sur la terrasse dans un étourdissant déchaînement de musique slave. La masse des danseurs reflua vers les tables avec un grand cliquetis de pierres précieuses.
« J'aimerais danser… » dit la duchesse en ne s'adressant à personne en particulier.
Sarah posa une main possessive sur le bras d'Alan.
« Il me l'a déjà promise, précisa-t-elle avec un sourire carnassier.
— Sarah, voulez-vous me faire l'honneur ?…
— Arnold, et ma langouste !
— Priorité aux cœurs de vingt ans ! »
Elle se leva de mauvaise grâce, couva Alan d'un regard appuyé et se laissa entraîner au rythme raide et sautillant de Hackett. Une fois de plus, Alan surprit les yeux de Ham Burger rivés sur lui. Mal à l'aise, il détourna les siens pour capter le regard de Betty qui lui lançait une discrète invite.
« Vous aimez la soirée, monsieur Pope ? »
Larsen s'était assis auprès de lui à la place de Sarah.
« Quel genre d'affaires traitez-vous exactement, monsieur Pope ? »
Alan eut un geste vague. Pour se donner une contenance, il but une gorgée de champagne.
« Avez-vous déjà été condamné ? »
Il s'étouffa, faillit recracher ce qu'il avait dans la bouche. Aimablement, Larsen lui donna quelques tapes dans le dos, autant de coups de boutoir qui le firent tousser davantage.
« Jamais ! éructa-t-il.
— Vous savez qui je suis ? demanda poliment Larsen. Je détiens le paquet majoritaire des entreprises aéronautiques Sekandier. J'aimerais avoir un entretien privé avec vous. Est-ce possible ? Où et quand ? C'est pressé !
— Honor, vous me rendez ma chaise ou je m'assois sur vos genoux ? » dit Sarah.
Larsen se leva précipitamment, se pencha vers Alan et lui glissa à voix basse : « Je vous contacterai dans la nuit. »
« Qu'est-ce que vous complotiez ? demanda Sarah. Il vous demandait conseil sur les prix pratiqués par Betty ? Ce vieux hibou de Hackett m'a mis les pieds en marmelade !
— Sarah !…
— Non, merci », dit-elle sèchement à Cesare di Sogno.
Avec autorité, elle attaqua sa langouste froide.
« Immangeable. Je n'en peux plus. »
Elle repoussa son assiette.
« Partout où vous passez, vous semblez être le centre. Comment faites-vous ? »
Alan allait répondre. Hubert de Saran baisa galamment la main de Sarah.
« J'adore le slow. Vous voulez bien ? »
Sarah le suivit sur la piste.
« Je voudrais danser », répéta la duchesse.
Alan se leva et l'entraîna. Elle était presque aussi grande que lui, mais se déplaçait d'une façon si légère qu'il la sentait à peine dans ses bras.
« Vous avez aimé ?
— Quoi donc ?
— Ce matin ? »
Elle se colla à lui.
« Votre mari nous regarde.
— Je lui raconte tout. A la fin de la danse, je me rendrai aux toilettes. Rejoignez-moi. »
Il pensa avoir mal entendu. Un sourire hautain et indifférent flottait sur ses lèvres. Elle se tenait très droite, hiératique, comme absente. Seul, son pubis, animé d'une vie autonome, palpitait en un insistant mouvement ondulatoire contre le bas-ventre d'Alan.
« Je vous attends », dit-elle sans se départir de son expression froide et lointaine.
Alan l'escorta jusqu'à la table. Elle prit son sac tressé de fils d'or et se dirigea vers la sortie sans un regard pour personne. Lou Goldman happa le bras de Sarah qui revenait s'asseoir. Hamilton Price-Lynch en profita instantanément pour occuper le siège libéré de la duchesse.
« J'ai à vous parler, monsieur Pope. »
Alan se vit perdu.
« Ici ? bredouilla-t-il.
— Soyez chez vous dans la nuit ! Je vous appellerai. »
Il adressa un sourire étincelant à sa femme. Elle avait les yeux braqués sur lui tout en feignant de prêter une oreille attentive aux insignifiances de Victoria Hackett.
Soudain, toutes les lumières s'éteignirent. Les hommes enlacèrent instinctivement leur cavalière, non par tendresse, mais pour empêcher que des mains anonymes ne profitent de l'obscurité pour leur arracher leurs bijoux. Gil Houdin apparut dans une gloire de projecteurs.
« Monsieur le président… Altesses… Monsieur le duc… Mesdames, mesdemoiselles, messieurs…
— Le cirque commence ! souffla Sarah. Que vous voulait Hamilton ? »
Cesare baisa la main de Julie Goldman qu'il venait de ramener à sa place. Alan pensa avec dérision à Mandy de Saran qui l'attendait dans les toilettes.
« Alan, à quoi pensez-vous ?
— … si merveilleux de ne pas les oublier, de les aider… votre grand cœur… poursuivait la voix de Gil Houdin… générosité… enchères… merci pour tous ceux qui souffrent, merci ! »
Pour la première fois, Alan la regarda droit dans les yeux. Il avait tout perdu, il n'avait donc plus rien à perdre : Sarah ne lui faisait plus peur. Ni elle, ni personne.
« Je ne voudrais pas vous choquer, dit-il.
— Me choquer ? Allez-y ? Ne trichez pas !
— Non, rien. Vraiment… Rien du tout !
— … Une des œuvres majeures de Chagall… 50 000 dollars… Pour notre œuvre… 60 à droite… 60, qui dit mieux ?… 70 ! Merci, monsieur le président… 80 !… 90 !… Tous les musées se battraient pour l'avoir… 100 ! »
Elle lui prit la main sous la table.
« Vous êtes un garçon bizarre, Alan… Déconcertant…
— 120 000 ! Monsieur le président ! 150 ! Princesse !…
— 160 ! » tonna Hackett dont la culture artistique n'allait guère plus loin que la représentation graphique d'une pin-up sur les calendriers d'entreprise.
Betty poussa discrètement du coude Honor Larsen.
« A vous ! »
Il la regarda sans comprendre.
« C'est une charité ! Faites une enchère !
— Combien ?
— 200.
— 200 ! cria Larsen en levant le bras.
— 200 ! rugit Houdin en écho. Qui dit mieux que 200 ! »
Il y eut une espèce de rumeur du côté de la grande entrée : escorté d'une nombreuse troupe d'amis et de courtisans, le prince Hadad fit son apparition. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
« Allons, messieurs ! Pour un superbe Chagall !. 200 ?… 200 ?… qui dit 210 ?…
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