Il tira les rideaux, quitta ses vêtements et s'enfouit dans le lit : dormir… Téléphone.
« Alors, vous êtes prêt ? Il est neuf heures ! C'est Sarah !
— Je ne peux pas, Sarah, vraiment pas ! Je suis désolé !…
— Répétez-moi ça ? Votre place est réservée, vous êtes mon voisin de droite !
— Ecoutez-moi, Sarah…
— Je vous préviens, Alan ! Si dans dix minutes vous n'êtes pas en smoking dans le hall, je monte directement chez vous et je fais enfoncer la porte ! »
Elle raccrocha. Alan en savait peu sur elle, assez cependant pour être certain qu'elle tiendrait parole. Découragé, vaincu d'avance, il sonna le garçon d'étage.
« Un double express serré s'il vous plaît. Très fort ! »
Il passa dans la salle de bain, se jeta un regard écœuré, entra dans la douche et fit alterner les jets d'eau bouillants et glacés. Il prit dans son armoire un spencer blanc de soie sauvage, l'enfila sur son torse nu, hocha la tête, le quitta et entreprit de s'habiller. Grésillement du combiné.
« Monsieur Pope, vous avez New York en ligne… »
Alan se cabra : Bannister !
« Alan ! Ne raccroche pas Alan, c'est Sammy !
— Va au diable !
— Ne fais pas le con, Alan ! Je n'y comprends plus rien !
— Moi non plus ! cria Alan.
— Effarant ! Je viens de passer chez toi pour le courrier. Tu sais ce que j'ai trouvé ?
— Les flics !
— Accroche-toi Alan ! Une lettre de la Burger ! »
Alan se crispa : il était cuit !
« Un nouveau virement, Alan ! Je deviens fou ! Deux millions de dollars à ton ordre !
— Tu mens ! hurla Alan. Tu as la trouille et tu mens !
— Je te le jure sur ma tête ! Deux millions ! J'ai le papier !
— Fous-le aux ordures ! Je n'en veux pas !
— Alan, je te supplie…
— Merde ! Merde ! Merde ! »
Il jeta le téléphone, se prit la tête à deux mains et fut pris d'un tremblement. Tout basculait, plus rien n'avait de sens, il avait peur. Nouvelle sonnerie.
« Sarah ! Je monte vous prendre ? »
Il se retint pour ne pas lui répondre quelque chose de très grossier.
« Je descends.
— Dépêchez-vous ! »
Carillon de la porte, entrée du garçon.
« Votre café, monsieur. »
Alan le but d'une traite comme on avale un médicament. Il accrocha son nœud papillon, enfila ses chaussures. Nouvelle sonnerie.
« Le concierge, monsieur. On vous attend en bas…
— J'arrive ! » s'emporta Alan.
Encore abasourdi par l'appel de Bannister, il se servit un scotch sans glace et l'engloutit pur. Il claqua la porte derrière lui. Plusieurs personnes en grande tenue du soir attendaient l'ascenseur. Alan y entra le dernier, frappé par l'odeur de parfum entêtante qui régnait dans la boîte d'acier capitonnée. Le hall d'entrée grouillait de monde. Il chercha Sarah des yeux, ne la vit pas et sortit sur le perron. Serge se précipita.
« Ah ! Monsieur Pope ! Ces messieurs vous attendent… »
Alan aperçut une énorme Mercedes 600 gris métallisé hérissée d'antennes de télévision, trois Rolls décapotables, deux blanches et une grenat. Leurs quatre chauffeurs en uniforme convergèrent vers lui avec un ensemble parfait. Sur les quatre, il n'en connaissait qu'un seul, le sien.
« Monsieur, dit Norbert, il doit y avoir un malentendu. Ces messieurs viennent également vous chercher. Angelo La Stresa, pour M. Price-Lynch… Léon Trotski, qui vient de la part de M. Goldman et Enrique Capiello, le chauffeur de M. Larsen… »
Alan constata que chacun avait laissé à son intention la portière de sa voiture ouverte.
« Elle est repeinte ? demanda-t-il à Norbert en désignant les deux Rolls blanches du menton.
— Non, monsieur. Nous avions la même de disponible.
— Ah ! vous voilà, lança Sarah avec bonne humeur. Et on dit que ce sont les femmes qui sont en retard ! Angelo, en route ! »
Avec des airs de propriétaire, elle poussa Alan dans la Rolls.
Le petit restaurant était bourré d'une clientèle de jeunes. Tony, le patron, jeta quelques ordres à ses garçons qui louvoyaient entre les tables. Il s'essuya les mains à son tablier, posa les deux poings sur la table et dit à Hans :
« J'ai tes tuyaux. La Rolls appartient à la « Carlux », une agence de la rue d'Antibes. Elle a été louée à un Américain, Alan Pope. Il habite le Majestic. »
Hans repoussa sa chaise.
« Ne t'emballe pas, petit. On ne l'a pas enlevée, ta Terry. Tu m'as dit toi-même qu'elle était montée de son plein gré.
— Merci, Tony, merci ! »
Il sortit en coup de vent et sauta sur le tan-sad d'une énorme moto qui pétaradait.
« Go, Éric ! On va à Cannes ! »
La machine se cabra et gicla comme une fusée. Accroché aux épaules de son copain, du vent plein les oreilles, Hans avait une formidable envie de détruire. Après deux heures passées sur l'escalier de Terry, il avait décidé d'agir. Tony connaissait tout le monde dans la région. Son adresse à la pétanque lui valait l'admiration et le respect de tous. Avant d'ouvrir son restaurant, il était resté deux ans dans la police. Il y avait conservé beaucoup de relations. Hans lui avait fourni le numéro de la Rolls qu'il avait relevé à Juan. En trois coups de téléphone, Tony avait remonté la filière.
« Fonce, Éric ! »
Hans l'avait arraché à sa table.
« J'ai besoin de ta moto. Tu viens ? »
Deux vengeurs… Ils s'étaient connus quelques jours plus tôt au festival de jazz de Juan. Hans n'avait eu aucun mal à recruter quelques volontaires pour aller inscrire sur les murs la révolte qui leur tenait au cœur. Une faune passionnante où le fait d'avoir vingt ans tenait lieu de passeport, où l'identité de vêtements était un visa pour une entraide sans condition. On se refilait les adresses pour dormir, en fumer une, manger pas cher. Certains, comme Hans, étaient étudiants ou lycéens en rupture de famille, d'autres, des traîne-patins professionnels qu'unissaient la flemme, le refus de la société, la négation des valeurs bourgeoises pourries, l'amour de la moto, la jouissance de dire non. Il y avait aussi les indéfinissables, qu'on avait fini par baptiser les autonomes, friands de la barre de fer, de l'arme blanche, casseurs sans adresse et sans identité qui provoquaient la bagarre pour le plaisir de faire peur à ceux qui les dédaignaient.
La moto dévala la rue d'Antibes, vira à gauche à deux reprises et déboucha sur la Croisette.
« Arrête-moi là ! dit Hans. Je reviens. »
Il se peigna vaguement les cheveux du bout des doigts et fit à pied les derniers mètres qui le séparaient du Majestic. A Amsterdam, le père de Hans était procureur du Royaume.
Il traversa avec assurance la cour d'honneur à ciel ouvert et dévisagea avec insolence tous ces vieux bonzes — au-dessus de trente ans, la vie était finie — qui s'étaient déguisés en singes pour mieux exhiber les perles de Madame : quel gâchis ! Pourquoi fallait-il que des voitures royales comme la Ferrari fussent possédées par ceux qui ne pouvaient plus les conduire ? Il se fraya un passage entre les smokings et les robes du soir. Les concierges, débordés, ne lui prêtèrent aucune attention.
« Alan Pope, s'il vous plaît ?
— Il vient de partir à l'instant pour le gala, monsieur.
— Seul ?
— Avec une dame.
— C'est au Palm Beach, le gala ?
— Oui, monsieur. »
Le préposé en uniforme bleu qui lui avait répondu ne lui avait même pas jeté un regard. Il parlait à dix personnes à la fois, peut-être bien en dix langues. Hans sortit de l'hôtel, fou de jalousie : la « dame » du gala ne pouvait être que Terry ! Elle accordait à n'importe qui, parce qu'il avait une Rolls, ce qu'elle lui refusait à lui !
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