Etait-il réellement allé à Rome ? Ces gens qui l'avaient invité existaient-ils vraiment ? Chaque fois qu'une idée devenait insistante, les yeux gris de Terry s'interposaient et la chassaient. Son image mangeait tout le reste. Son verre lui tomba des mains. Il allait sombrer. Le téléphone sonna.
« Le concierge, monsieur. J'ai là une personne qui vous demande. Je vous la passe ?
— Qui ? » demanda Alan dans un état semi-comateux.
Mais l'autre ne dut pas l'entendre. En ligne, une voix nouvelle, rude et chaude, s'exprimait dans un anglais atroce.
« Monsieur Pope ? Je suis le capitaine Le Guern. Votre bateau vous attend.
— Un bateau ? Quel bateau ? coassa Alan.
— Le Victory II. Vous l'avez loué à partir du 26 juillet. Nous sommes les 26 juillet. Je me tiens à vos ordres pour appareiller. »
Stupéfait, Alan ne sut que répondre. Le tourbillon dans lequel il était plongé depuis son arrivée à Cannes lui avait fait complètement oublier qu'il avait affrété un yacht !
« Vous m'entendez, monsieur Pope ?
— Oui, capitaine.
— Tout est prêt pour vous recevoir. Voulez-vous que les marins viennent déménager vos affaires pour vous installer à bord ? Je me suis permis de commander un dîner au chef. »
Alan faillit lui crier oui ! Prendre la mer, partir, oublier… Il se demanda s'il avait déjà payé à New York le montant de la location, mais ne parvint pas à s'en souvenir.
« Où êtes-vous ancré, capitaine ?
— Dans le vieux port, juste en face du casino d'hiver, au bout de la jetée. Victory II. J'ai une voiture. Je vous y conduis immédiatement.
— Écoutez, capitaine… » dit Alan avec hésitation.
Sa phrase resta en suspens. Il ne pouvait pas lui expliquer qu'il n'avait pas dormi depuis des jours et des jours. Et pourtant… Un bateau ! Un bateau pour lui tout seul ! Il fut brûlé par le désir de le voir.
« Je descends, capitaine.
— Je vous attends dans le hall. »
Titubant et étrangement excité, Alan renfila son pantalon.
« Bonjour, dit Bannister. Vous me connaissez. Je suis un ami d'Alan Pope. »
Le gardien le dévisagea bizarrement.
« Je suis passé prendre son courrier.
— Pourquoi ? Il est parti ? Il ne m'a rien dit.
— Il voyage pour la boîte… hasarda Samuel dans une grande quinte de toux. Il n'aura pas eu le temps de vous prévenir…
— Il va rester longtemps absent ?
— Quelques jours… Il y a du courrier ?
— Puisque vous êtes son ami, vous pourriez peut-être me régler son loyer de juillet ?
— Il a oublié ? Vraiment ?
— Vraiment. Nous sommes le 26. Ce n'est pas que je manque de confiance, vous comprenez… C'est plutôt pour régulariser la situation. 285 dollars. »
Samuel sortit son chéquier dans un geste de seigneur.
« Je vous les paie tout de suite ! »
Après le pétrin où il avait plongé Alan, c'était la moindre des choses. Simple détail : il n'était pas certain d'avoir cette somme à son compte. Christel épluchait soigneusement tous ses relevés de salaire et ne lui laissait comme argent de poche que le strict minimum.
« Autant que tu ne boiras pas ! » lui disait-elle avec une cruauté maternelle.
Le gardien le regarda avec attention pendant qu'il remplissait le chèque. Quand Bannister le lui tendit, il en vérifia soigneusement le chiffre, le plia en deux et le glissa dans son portefeuille.
« Il y a une lettre, dit-il sur un ton mi-figue mi-raisin. On me l'a remise en main propre. Sa banque. »
Le sang de Bannister cogna avec violence à ses tempes. Il s'empara de l'enveloppe beige, salua le gardien et sortit de l'immeuble. Il marcha jusqu'à ce qu'il ait tourné le coin du bloc, pénétra dans le renfoncement d'une porte. Les mains tremblantes, écrasé de culpabilité, il décacheta l'enveloppe. Il lut les deux lignes qu'elle contenait et dut s'appuyer au mur pour ne pas tomber.
« Avez-vous décidé un itinéraire ? »
Le Guern ne pouvait pas savoir que la croisière était impossible, mais Alan se prit à jouer le jeu.
« Pas encore, qu'est-ce que vous me conseillez ?
— On pourrait rester en Méditerranée. La Corse, la Sardaigne et l'Italie, Portofino, Rapallo, Santa-Margherita… Ou Capri, si vous préférez. Ou l'île d'Elbe. Vous avez beaucoup d'invités ? »
Alan lui coula un regard en biais.
« Euh… Non. Pas pour le moment. »
Il ressemblait tellement à ce qu'il était qu'il avait l'air d'un stéréotype du vieux loup de mer. L'œil bleu, les cheveux gris, les rides profondes, la peau tannée. La voiture s'engagea sur le quai Saint-Pierre.
« Vous arrivez d'où, capitaine ?
— La Corse. On a fait beaucoup de plongée sous-marine.
— Vous avez pris du poisson ?
— M. d'Almeida a pratiquement nourri ses invités et l'équipage avec sa pêche… Nous y sommes… »
Il rangea la voiture devant l'échelle de coupée.
« Pour ce soir, je viens simplement en reconnaissance », dit Alan en évitant de regarder du côté du bateau.
Il vivait l'un des rares moments où un être humain est confronté avec son rêve. Inconsciemment, il craignait d'être déçu. Il prit une bouffée d'air et porta les yeux sur le navire : superbe ! Blanc, à la fois élancé et trapu sur l'eau. Plus beau encore qu'il l'avait rêvé ! Deux marins l'attendaient devant la passerelle. Il leur serra la main et mit le pied sur le pont arrière.
Des promeneurs flânaient sur le quai, contemplant longuement les yachts avec une admiration nostalgique. Alan comprit que ce qui séparait les privilégiés du commun des mortels, la richesse de la médiocrité, le réel de l'imaginaire, n'était rien d'autre que la longueur de la passerelle d'un yacht. Sur le quai, ceux qui rêvaient aux voyages. Sur le pont, à deux mètres à peine, ceux qui les faisaient.
« Le salon », dit le Guern en s'effaçant pour le laisser passer.
Boiseries aux teintes d'acajou sourdes, bar, tables basses, télévision, gravures maritimes sur les cloisons.
« La salle à manger est sur le pont supérieur. Désirez-vous voir votre cabine ? »
Alan croisa une femme de chambre et deux stewards en tenue bleu foncé qui le saluèrent. Il eut le souffle coupé en entrant dans « sa » cabine. Le lit devait bien faire six mètres carrés. L'ameublement était d'un luxe qu'il jugea écrasant. La cabine, assez vaste pour y faire de la bicyclette.
« Combien d'autres cabines ? demanda-t-il d'un ton neutre.
— Six, monsieur. Deux très vastes, les autres plus petites.
— L'équipage ?
— Outre moi-même et un officier en second, dit Le Guern, huit hommes et deux cuisiniers.
— Vous avez une grande autonomie ?
— On peut faire le tour de la terre, sourit Le Guern. C'est un bon bateau ! »
Il suffisait d'un peu d'argent. Tout devenait possible. Les songes se matérialisaient. Ainsi, c'était aussi simple ? Alan s'arracha à la fallacieuse griserie qui l'électrisait.
« Il faut que je rentre, capitaine. J'attends des appels. Nous nous verrons demain.
— A vos ordres, monsieur. C'est tout de même dommage de perdre un jour de navigation. »
Le Guern le redéposa au Majestic. Alan monta dans son appartement, troublé par des sentiments indéfinissables. Sa position en porte à faux, son angoisse, le coup de foudre pour Terry, ce fabuleux jouet qu'il venait de visiter en maître, son pactole évanoui dans les mains de Nadia, Bannister, Norbert, Hackett, Hamilton Price-Lynch, le faste, le comportement de tous ces gens qui semblaient vivre sur une planète inconnue où les lois qui avaient été les siennes n'avaient pas cours… Trop de sensations violentes s'entrechoquaient… Il aurait eu besoin de semaines entières pour les classer, en faire l'analyse, en déchiffrer les lois. D'autres que lui avaient tous ces avantages de naissance : en profitaient-ils autant que ceux qui en avaient rêvé toute leur vie ?
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