« Hamilton, qu'est-ce que tu attends ?
— Mets-toi au lit, je viens. »
Ils avaient réussi à se tenir dans un coin au moment de la bagarre. Chacun pour soi. Il la regarda se diriger vers la chambre. A cinquante-cinq ans, Emily avait gardé une silhouette de jeune fille. Hamilton devait même convenir que nombre de ses relations masculines la trouvaient toujours très séduisante. Elle ne lui avait jamais plu.
Quand elle était l'épouse du grand Frank Burger III, il n'était qu'un fondé de pouvoir de la banque. Aujourd'hui, il en était le P.D.G. Sous condition de ne pas déplaire. Et jusqu'à ce que Sarah, sa belle-fille, ne le fasse éjecter afin de reprendre elle-même le pouvoir. C'est cette situation aussi provisoire qu'inconfortable qui l'avait décidé à agir malgré le risque de tout perdre.
Il ouvrit la porte du réfrigérateur, s'empara de trois oranges et les pressa dans un verre. Il s'avança ensuite sur la pointe des pieds, coula un regard sur le miroir de l'armoire à glace entrouverte qui lui renvoyait l'image de la chambre. Emily était à sa coiffeuse. Elle se passait une horrible crème brune sur le visage. Il revint rapidement dans le salon, tira trois comprimés d'une petite boîte qu'il avait dans sa poche et les jeta dans l'orangeade. Il les fit dissoudre soigneusement à l'aide d'une cuillère.
« Hamilton !
— Me voilà ! »
Elle n'aimait pas attendre. Il prit le verre et le lui porta. Elle s'essuyait le visage à l'aide de Kleenex.
« Tu ne te déshabilles pas ?
— Je dois parcourir un dossier. »
Il déposa le verre sur sa table de nuit.
« A trois heures du matin ?
— Fischmayer attend une réponse. Je n'en aurai que pour vingt minutes. Pas trop secouée ?
— Par quoi ?
— Une invasion de voyous dans le Palm Beach, qu'est-ce qu'il te faut !
— Je me sens nerveuse, Hamilton. »
Elle entra dans les draps, s'empara du verre et le but d'une traite. Il s'assit sur le bord du lit, lui prit la main et la baisa avec tendresse.
« Très nerveuse », répéta-t-elle.
Il se doutait bien de ce qu'elle entendait par là. C'était pour ne pas déchoir qu'il voyageait avec sa petite valise bourrée de magazines spéciaux. Son doping conjugal…
« Je viens te rejoindre. »
Il lui caressa le front, retourna dans le salon et s'installa sur un divan avec une expression soucieuse. Deux jours plus tôt, les fonds de John-John Newton étaient arrivés à New York. Pour ne pas affoler son état-major, Hamilton les avait laissés à la Chase Manhattan où il avait demandé — et obtenu — un intérêt de 12 p. 100 pour ce dépôt à court terme. Quatre jours, si l'opération se déroulait comme prévue. Malheureusement, la mort de Broker avait faussé les cartes. Hamilton ne s'était finalement résolu à le faire assassiner que parce qu'il n'y avait nulle autre solution. Broker avait les moyens de le saigner. Un mot à Emily sur l'opération et Hamilton voyait s'écrouler le patient et minutieux échafaudage qu'il avait élaboré pour se débarrasser d'elle, conquérir son autonomie et mettre la main sur la Burger avant que Sarah ne pût faire valoir ses droits à la succession.
Il poussa un profond soupir et perçut la dérision de sa position. Dans quelques heures, John-John Newton allait lui demander des comptes. S'il ne pouvait pas lui fournir un nom, Newton renonçait et lui-même se trouvait acculé à la catastrophe. Son ultime chance d'aboutir dépendait désormais d'un petit employé miteux qui avait cru pouvoir le rouler en encaissant un chèque crédité par erreur !
Il regarda sa montre. Avant cinq minutes, le somnifère ingurgité par Emily à son insu aurait fait son effet. Il pourrait alors rendre visite à Alan Pope.
« Vous avez été magnifique, Alan !
— Allons donc, je n'ai pas bougé.
— Vous avez eu une moto !
— Je me suis contenté de tirer la nappe quand il est passé sur la table. Il a glissé. J'avais peur de recevoir un coup de barre de fer.
— A votre place, mon beau-père se serait servi de ma mère comme bouclier ! »
Dès l'arrivée des forces de police, Sarah l'avait entraîné hors du Palm Beach à travers un désordre de fin du monde. Dédaignant sa voiture et son chauffeur, elle lui avait pris le bras. Ils avaient marché le long de la Croisette dans un vacarme de voitures de pompiers et de sirènes d'ambulance.
« Pourquoi le détestez-vous autant ?
— Il est mesquin, médiocre, faux jeton.
— Ce n'est peut-être pas l'avis de votre mère ?
— Il lui sert de carpette. Il la hait ! »
Ils passaient devant chez Félix. La nuit était douce. Sur la terrasse désertée, où l'on se battait le jour pour avoir sa table, deux filles et un garçon, à cheval sur les chaises, rythmaient un blues sur un tambourin. Alan pensa avec amertume que cette jeune femme qui se pendait à son bras avec un peu trop d'abandon était l'héritière d'une des plus grosses banques privées de la planète. Par surcroît, la sienne, par laquelle tous ses malheurs arrivaient.
« Vous avez déjà été mariée, Sarah ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je n'ai jamais trouvé mon maître. »
Du coin de l'œil, elle vit le sourire d'Alan.
« C'est drôle ?
— Vous parlez du mariage comme d'un rapport de forces.
— Ce n'en est pas un ?
— Pas quand on a confiance l'un en l'autre.
— Vous faites confiance aux gens, vous ?
— Oui.
— Et vous ne le regrettez pas ?
— Si. Presque toujours.
— Et vous recommencez ?
— Il faut croire que c'est dans ma nature. »
Ham Burger allait-il le faire coffrer le soir même ou le lendemain ? Il bénit l'équipée sauvage des loubards qui l'avaient sauvé d'une situation grotesque — une de plus ! — à l'issue de laquelle il aurait dû payer, avec un argent qu'il ne possédait plus, un tableau qu'il n'avait pas acheté. L'arrivée de Marina au bras de Hadad l'avait sidéré ! Quelques heures plus tôt, l'événement lui aurait coupé les jambes. Mais entre-temps, il avait rencontré Terry. Comment, en quelques minutes, l'intrusion dans une vie de deux yeux gris et d'une cascade de cheveux blond cendré pouvait-elle balayer tout ce qui l'avait précédée ? Et comment Marina pouvait-elle participer à Cannes à un gala de charité alors que huit jours plus tôt, elle n'avait jamais mis les pieds hors de Greenwich Village et ne savait même pas que la France existait ?
« Flagrant délit, Alan, Où êtes-vous ?
— Là. »
L'espace d'une seconde, il fut tenté de tout lui déballer, de lui demander protection. Il ne savait plus où il en était, ne comprenait rien à ce qui se passait ni dans quoi il s'était embarqué. Il vit glisser dans la rade sombre les feux d'un navire de croisière illuminé qui partait vers le large. A New York, Bannister avait dû chausser ses pantoufles avant de se mettre à table. Il regretta de l'avoir rudoyé. Sammy n'avait été coupable que de rêver pour un ami ce qu'il n'avait pas été capable de vivre lui-même. Sarah lui serra le bras.
« Vous m'offrez un dernier verre ? »
Larsen et Price-Lynch étaient peut-être déjà devant sa porte ?
« Je suis crevé, Sarah. Je vais mourir si je ne dors pas quelques heures.
— Vous mourrez de toute façon. »
Ils pénétrèrent dans la cour du Majestic où se succédaient les voitures rentrant du Beach avec leur cargaison de millionnaires gorgés d'émotions fortes. En les entendant parler, chacun avait été un héros. Certains arboraient avec orgueil les coquards récoltés au cours de la bagarre qu'ils racontaient en l'enjolivant aux concierges médusés et admiratifs.
« Alan ?…
— Non, Sarah, non… Désolé. Je ne tiens plus debout. »
— Vous m'en voulez ? »
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