« Elle va te demander dix. Fais-toi tirer l'oreille et accorde-lui cinq.
— Qu'est-ce que je fais si elle les perd ?
— Reviens me voir. »
Il considéra avec attention le passeport et le chèque que venait de lui remettre Ferrero. Ce n'était pas des faux. Qui était donc l'inconnu capable d'exiger sans broncher un crédit de 500 000 dollars ? Il demanda au standard de lui appeler un numéro à New York. Minuit à Cannes, cinq heures de l'après-midi à New York. Les banques fermaient leurs portes à la clientèle dès seize heures, mais le personnel restait en place deux heures de plus.
« La Burger ?… Voulez-vous me passer Abel Fischmayer… De la part de Gil Houdin… »
Fischmayer, l'un des trois fondés de pouvoir de la banque, était un de ses vieux habitués. Pas question de l'affoler en lui donnant à penser que l'information concernait directement le Beach.
« Abel ! Comment va ?… Gil !… Oui, oui, sublime !… L'eau est à vingt-cinq ! Qu'est-ce que vous attendez ?… Moi aussi, j'aimerais bien… Oui… Oui… Dites-moi, Abel, j'ai un tuyau confidentiel à vous demander pour des amis intimes, des agents immobiliers… Je voudrais savoir jusqu'à quel point est solvable un de vos clients… Pope, Alan Pope… »
Houdin se versa un grand verre de thé de sa bouteille de « Johnny Black ».
Les banquiers avaient horreur que leurs clients jouent. Eux-mêmes jouaient à longueur de journée sur une grande échelle avec l'argent de leurs clients, mais nuance, avec toutes les bénédictions légales et les apparences de la moralité.
« Oui, Abel, je vous entends… Ah ! bon… Bon… Parfait… Rien n'est fait, vous comprenez… Ils voulaient simplement savoir à qui ils avaient affaire… Oui… Oui… La routine… Dites-moi, Abel, il s'agit tout de même d'une grosse somme… Un demi-million de dollars… »
Il colla son oreille contre le récepteur.
« Vraiment ? Eh bien je suis heureux de l'apprendre !… Merci, Abel, merci !… Tant mieux ! Je vais transmettre à mes amis… Et n'oubliez pas, Abel, échappez-vous ! On va tous mourir !… Autant en profiter tout de suite ! Oui, oui… A bientôt, venez vite, merci ! »
Il raccrocha, appuya sur un bouton de son clavier et eut la caisse en ligne.
« Ferrero… Pour votre type, Alan Pope, c'est d'accord. Crédit accepté ! »
A elle seule, Nadia Fischler faisait le spectacle depuis un quart d'heure. La table de roulette où elle avait pris place était assaillie par ceux qui voulaient être les témoins d'une chance aussi constante. Variant son jeu au gré de l'inspiration, jouant les finales 6, 7 ou 9, elle n'avait touché que des gagnants depuis son arrivée.
« Rien ne va plus », dit le croupier.
Il pinça la bille d'ivoire entre le pouce et l'index de la main droite pendant que de la gauche, il lançait la roulette. La bille partit en sens contraire de la marche… Deux cents paires d'yeux fascinés la suivirent dans sa trajectoire. Quand sa course s'infléchit légèrement vers les ailettes du cylindre, Nadia cria :
« Finales 9 et complet sur le 29, plein, carrés, chevaux ! »
La plupart des joueurs pathologiques attendaient la dernière seconde pour indiquer les numéros choisis. Plusieurs voix se chevauchèrent pour donner leurs ordres aux croupiers qui obéissaient au doigt et à l'œil aux chefs de table juchés sur leur chaise surélevée d'où ils dirigeaient la délicate opération du placement des mises. Le tapis était enseveli sous les plaques.
« Terminé ! hurla le croupier tandis qu'une nouvelle pluie de jetons s'abattait sur la table dans le tumulte des annonces vociférées. Messieurs !… Terminé ! »
Il repoussa avec colère une plaque de 10 000 francs lancée sur le rouge par un gros homme en smoking vert, ne daignant même pas répondre à ses protestations, étendant les bras pour protéger la table des enjeux de dernière seconde.
Un silence subit s'abattit brusquement sur la surface magique illuminée par les projecteurs. La bille rebondit à plusieurs reprises sur les ailettes de cuivre, sauta d'un numéro à l'autre, balança un instant entre le 7 et le 18 pour se lover finalement dans la case qu'encadraient ces deux chiffres.
« 29 ! annonça le croupier. Noir, impair et passe ! »
Long rugissement de ceux qui assistaient à la partie en observateurs : Nadia Fischler avait encore gagné ! Les râteaux des croupiers s'abattirent comme des oiseaux de proie sur le tapis pour y ratisser les mises perdantes. Même pour ceux qui n'y participaient pas, le pouvoir de fascination du jeu résidait dans les sommes énormes qui changeaient de main en quelques secondes. Pour arriver à une circulation aussi intense de la richesse, la vie exigeait du temps, un investissement, des idées, du travail, de la souffrance, et surtout, de la patience. Le jeu, non. La durée en était exclue. Seuls demeuraient l'intensité, l'émotion brutale, le oui ou le non sanctionnant la chance pure qui faisait croire à ceux qui en profitaient qu'ils étaient des élus de Dieu, que les objets auxquels ils donnaient des ordres, non seulement leur obéissaient, mais les aimaient. Et cela, à l'infernale cadence de trente fois par demi-heure.
De l'endroit où il était placé, Alan regardait intensément le visage de Nadia qu'il apercevait de trois quarts entre une marée de têtes.
Il y avait sur ses lèvres et dans ses yeux quelque chose de frémissant, d'impatient, de cruel. Quelque chose qui ressemblait à de la jouissance sexuelle. Il la désira avec violence, comme peut-être il n'avait jamais encore désiré une femme. Il serra contre lui les dix plaques de 10 000 francs que lui avait remises Ferrero en précisant qu'il disposait à la caisse d'un crédit équivalent à celui de son chèque. Bannister n'avait jusqu'à présent commis qu'une erreur, en lui laissant croire à la légère qu'en deux ou trois jours, après avoir feint de jouer un peu, il pourrait encaisser le solde de la somme totale. Samuel n'avait certainement jamais mis les pieds dans un casino. Les plaques étaient lourdes. S'il devait en retirer plus de deux cents, comment les manipuler ?
Ne restait plus maintenant sur le tapis que la mise de Nadia Fischler. Avec lenteur, le croupier poussa vers elle du bout de son râteau une énorme pile de grosses plaques.
« 304 500 francs, souffla avec envie une dame maigre et blonde à l'homme qui l'accompagnait.
— Ça ne m'arriverait pas à moi. »
Nadia ficha une cigarette entre ses lèvres. Dix briquets s'allumèrent instantanément. Elle tira une bouffée sans remercier personne, ses yeux violets fixés sur le tas de jetons qui s'avançait vers elle poussé par le râteau du croupier. Comme le voulait l'usage pour un numéro plein sortant, sa mise initiale resta en place sur le tapis : 29, plein, carrés et chevaux du 29.
« Faites vos jeux ! lança le chef de partie. Messieurs, faites vos jeux ! »
De nouveau, les jetons valsèrent sur la table pendant que s'enflait la rumeur des annonces.
« Rien ne va plus ! » dit le croupier en lançant la roulette.
Nadia avait les mains posées bien à plat devant elle. Alan, qui la dévorait des yeux, constata avec surprise qu'elle ne misait rien d'autre que le maximum déjà placé sur le 29. Il admira son visage d'idole et nota le tic qui lui faisait cligner de l'œil lorsque venait le caresser, dans une brume bleutée, la fumée de sa cigarette.
« Messieurs, terminé ! dit le croupier.
— Terminé ! » renchérit le chef de table d'une voix de stentor.
Ils faisaient ainsi plusieurs annonces destinées à accélérer le mouvement des mises. Déjà, le tapis disparaissait sous les plaques.
« Rien ne va plus ! » clama le croupier en jetant la bille.
Les mains de Nadia eurent une crispation légère.
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