« Banco. »
Il avait parlé si faiblement que le croupier dut s'informer à la cantonade :
« Qui a dit banco ? »
Incapable de proférer à nouveau les deux syllabes, Alan se contenta de lever le doigt. A sa gauche, ses plaques bien alignées devant lui, Arnold Hackett lui fit un petit signe de tête courtois et lui servit deux cartes. Nadia força Alan à les camoufler dans le creux de sa main. Elle en souleva seulement le coin extrême, y jeta un bref coup d'œil indifférent. Hackett retourna les siennes.
« 8 à la banque, annonça le croupier.
— Le vieux crabe l'a dans l'os, souffla Nadia. Jetez les vôtres ! »
Alan déposa sur le tapis un 5 de carreau et un 4 de trèfle.
« 9 à la ponte », dit le croupier.
Deux plaques de 50 000 francs refirent le trajet en sens inverse et aboutirent devant Alan.
« La main passe », avertit le croupier.
Il fit glisser le sabot devant Alan.
« Prenez la banque ! » lui souffla Nadia.
Il lui lança un regard paniqué.
« Prenez-la ! »
Elle étala sur la table la totalité de son capital, deux plaques de 50 000, cinq de 10 000.
« 150 000 au banco, dit le croupier. Messieurs, faites vos jeux !
— Banco, répondit Hackett en écho.
— Deux cartes pour lui, deux pour vous », chuchota Nadia.
Alan les lança maladroitement. Le croupier les récupéra du bout de sa palette et les déposa devant Hackett.
« Carte ! » dit Hackett.
Alan en fit valser une dernière. Hackett la flaira avec méfiance avant de voir ce qu'elle lui réservait. Il abattit enfin.
« 7.
— 9 ! exulta Nadia.
— 9 à la banque », dit le croupier.
Il fit glisser deux plaques entre les mains d'Alan, une de 100 000, l'autre de 50. Instinctivement, Alan les abrita derrière ses avant-bras. Nadia les lui arracha des mains et les poussa froidement sur le tapis avec les trois autres déjà gagnées.
« 300 000 au banco », dit le croupier.
Alan calcula mentalement qu'il mettait près de 70 000 dollars en jeu sur un seul coup. La sueur lui perla au front.
« On va les écœurer ! lui murmura Nadia qui avait l'air de s'amuser beaucoup. Alan déglutit péniblement. A sa gauche, Arnold Hackett, sa tête rouge brique vissée sur son blazer écarlate, semblait hésiter.
— 300 000 au banco, insista le croupier. Messieurs, 300 000…
— Banco ! jeta Hackett avec détermination.
— Banco suivi », dit le croupier.
Alan donna les cartes.
« 7 à la ponte, annonça le croupier.
— 8 à la banque ! » triompha Nadia.
Le croupier poussa vers Alan trois plaques de 100 000 francs. Ajouté au reste, cela faisait 600 000 francs, — dans les 140 000 dollars !
Il pensa qu'il lui aurait fallu plus de six ans de travail à la Hackett pour les gagner et éprouva soudain le désir impérieux d'être ailleurs.
« Ils commencent à craquer… », jubila Nadia.
Alan faillit lui répondre qu'il allait se trouver mal. Egaré, il la vit rafler la totalité de ses plaques et les remettre en jeu.
« 600 000 francs au banco, 600 000 ! Messieurs, 600 000 ! »
Hackett se pencha vers Hamilton Price-Lynch et lui murmura quelque chose à l'oreille. Ham Burger considéra pensivement le jeune homme qui, d'après son chauffeur, était un de ses clients.
« Banco, dit-il.
— Banco suivi ! Cartes… »
Les mains moites, Alan en distribua deux à Price-Lynch, deux à lui-même.
« Carte », dit Price-Lynch.
Alan la lui jeta. Nadia regarda subrepticement son jeu. Alan l'interrogea des yeux. Elle lui adressa un sourire rentré. Price-Lynch abattit un 10 de carreau et un 6 de trèfle.
« 6, annonça le croupier.
— 7 ! éclata Nadia.
— 7 à la banque », dit le croupier.
Il ratissa six plaques de 100 000 du tas de Ham Burger et les empila avec nonchalance devant Alan.
« Vous voulez rester encore ? bredouilla-t-il à Nadia d'une voix mourante.
— Avec une main pareille ? »
Elle s'esclaffa et poussa bien en vue sur le tapis toutes les plaques.
« On va voir ce qu'ils ont dans le ventre !
— 1 200 000 au banco, messieurs, 1 200 000… »
Alan se détourna, faisant des vœux pour que personne n'ait la folie de répondre. Il s'aperçut que la table était entourée par une foule entière massée derrière le cordon protecteur.
« Messieurs, 1 200 000 », répéta le croupier sur un ton indifférent. Arnold Hackett et Ham Burger feignaient d'être très absorbés par une conversation.
« Une question, Nadia, demanda Lou Goldman. C'est toi qui joues, ou c'est Monsieur ? »
Alan eut envie de disparaître sous la table.
« Caisse commune, chéri, lui lança-t-elle d'une voix suave. Tu as envie de te suicider ? »
Goldman éclata de rire. Il n'avait devant lui que trois plaques de 50 000 francs. Il sortit un chéquier de sa poche, y griffonna un chiffre et le tendit à un valet qui se rua à la caisse, en revint aussi vite et murmura quelques mots à l'oreille du chef de partie. Apparurent sur ses talons deux autres valets qui déposèrent 1 500 000 francs devant Goldman. Il laissa tomber son cigare éteint sur la moquette, en ralluma un autre non sans avoir avalé entre-temps une gorgée de champagne. Conscient que tous les yeux étaient braqués sur lui, il regarda tour à tour Nadia et Alan, eut un petit gloussement sarcastique et lança :
« Banco ! »
Craignant que ses mains ne le trahissent, Alan déposa devant lui les cartes sorties du sabot. Le croupier distribua à Goldman celles qui lui revenaient.
« Carte », marmonna-t-il après les avoir regardées.
Alan lui en fit glisser une autre en tremblant, jeta un coup d'œil craintif, aux siennes. Intérieurement, il se mit à bénir les dieux.
« 9 », dit Goldman.
Le visage d'Alan s'affaissa. Un long frémissement parcourut la cohorte des spectateurs.
« 9 à la ponte », informa le croupier.
Alan retourna son jeu.
« 9 à la banque. Egalité. »
Rumeur pâmée de la foule. »
« Dernier coup de la taille ! » informa le croupier.
Alan s'épongea le front du revers de la main, fou du désir de quitter cette maudite table.
« On remet ça ? » demanda aimablement Nadia à Lou Goldman.
Avant qu'il ait eu le temps de répondre, une voix douce s'éleva :
« Monsieur Goldman, si vous voulez bien me permettre… »
Alan eut l'impression que son cœur allait exploser dans sa poitrine. Le cinglé qui avait parlé était un homme au visage fin barré d'une courte moustache noire. Goldman eut un geste de la main.
« Je vous en prie, prince… »
Double victoire : il avait arraché 1 500 000 francs au casino sur un coup de culot et publiquement, affichait un comportement de seigneur envers le prince Hadad.
« Merci », dit le prince.
Il se désintéressa de Goldman et entreprit de dévisager Nadia avec une ironie insolente. Alan eut envie de le tuer.
« Banco, dit-il sans la lâcher de l'œil.
— Donnez… », glissa Nadia à Alan.
Il tira les cartes du sabot. Le croupier transmit à Hadad celles qui lui étaient destinées. D'un signe, il indiqua qu'il n'en voulait pas d'autre. Epouvanté, Alan se risqua à regarder les siennes. Une onde d'espoir le parcourut. Il abattit.
« 8, dit le croupier. 8 à la banque ! »
Le prince fit voler les siennes négligemment.
« 7 », lança le croupier.
Il dut s'y reprendre à deux fois pour pousser devant Alan les douze plaques de 100 000 francs qui lui revenaient.
« Messieurs, la partie est terminée ! »
Tout le monde se leva. Hadad fit le tour de la table, s'inclina devant Nadia et lui dit sur un ton courtois mais avec un sourire de loup :
« Toutes mes félicitations, madame. J'espère que vous m'accorderez une revanche.
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