Les tables de jeu, toutes les tables, étaient prises d'assaut sur trois ou quatre rangées par des grappes humaines tentant de placer leurs mises dans une rumeur d'annonces, de petits cris, de cliquetis de jetons, d'avertissements de croupiers. Alan avala sa salive, respira un grand coup et se dirigea vers la caisse avec le même pincement qui lui avait broyé le cœur à New York lors de ses trois visites à la banque. Il dut attendre que deux personnes changent leurs plaques avant de faire face à un homme au teint blafard.
« Pouvez-vous me changer un chèque ?
— Quelle banque, monsieur ?
— La Burger de New York.
— Avez-vous une pièce d'identité ? »
De nouveau, Alan tendit son passeport. Il sentit une présence sur sa gauche, se retourna et reçut simultanément le choc d'une bouffée de parfum et de deux yeux violets, d'un violet extraordinaire dont la profondeur lui interdit de détourner le regard.
« Puis-je voir votre chéquier, monsieur ? »
La femme avait des pommettes hautes, une boucle ourlée, un petit nez droit à la forme parfaite. Elle était vêtue d'une simple robe noire admirablement coupée dont l'échancrure laissait deviner la naissance de ses seins. Agrafé sur la robe, un clip fait d'un seul et énorme brillant.
« Monsieur, votre chéquier s'il vous plaît… insista Giovanni Ferrero.
— Pardon », bredouilla Alan en s'arrachant à sa contemplation.
Il déposa le chéquier sur le comptoir mais reporta immédiatement les yeux sur l'inconnue, fasciné par son allure et sa beauté. Elle ne pouvait pas être actrice, il l'aurait su. Et pourtant, il n'arrivait pas à comprendre qu'avec un physique pareil, elle ne le fut pas. Il s'aperçut qu'elle triturait nerveusement un petit sac noir tissé de fils d'or.
« Un chèque de quelle somme, monsieur ? »
En dehors de ce mouvement incontrôlé, elle restait parfaitement immobile, le regard fixé droit devant elle. A aucun moment, elle n'avait semblé voir Alan.
« Monsieur !
— Sorry…, s'excusa Alan.
— Je vous demande de quelle somme vous avez besoin ? répéta le caissier.
— 500 000 dollars », dit Alan d'une traite.
Le visage blême de Ferrero tressaillit.
« En francs français, naturellement, précisa Alan. Quel est le change ? »
Ferrero se livra à un rapide calcul mental.
« 2 150 000 francs. Voulez-vous, je vous prie, m'attendre quelques instants ? Collard ! Vous me remplacez, je reviens. »
Il s'empara du chéquier et du passeport, se leva.
« Giovanni ! lui dit l'inconnue. Je peux te voir une seconde ?
— Collard, occupez-vous de Mme Fischler.
— Non, toi, Giovanni ! »
Alan nota que sa voix correspondait au reste, basse, rauque, sensuelle. En un instant, son visage s'était métamorphosé, illuminé par un sourire, comme si ce Ferrero eût été Dieu.
« Bon, dit Ferrero. Je reviens dans une seconde. »
Il ouvrit une porte au fond de la pièce et disparut.
« L'homme le plus recherché du Palm Beach », dit Nadia en portant une cigarette à ses lèvres.
N'osant croire que la phrase lui était adressée, Alan regarda autour de lui : tous deux étaient pourtant seuls, debout devant la caisse. Il sortit précipitamment son briquet et lui donna du feu. Ses joues se creusèrent lorsqu'elle aspira la première bouffée. Elle rejeta la fumée, braqua ses yeux violets dans ceux d'Alan et dit avec un sourire ironique :
« Ce n'est pas qu'il soit séduisant, mais c'est lui qui dispense la manne. »
Incapable de prononcer un mot, Alan approuva vigoureusement de la tête et alluma nerveusement une cigarette.
« Américain ?
— Oui.
— Vacances ?
— Oui.
— Madame Fischler, intervint Collard, puis-je vous aider ?
— Oui ! J'ai besoin de dix briques ! »
Elle éclata de rire, se tourna vers Alan.
« Quand il s'agit de nous les faucher, ils font moins d'histoires que pour nous les avancer ! Avec ce que je leur ai déjà laissé ces dernières saisons, j'aurais pu acheter dix fois tout leur sacré bazar !
— Vous avez perdu ? » demanda Alan.
Elle eut un mouvement d'épaules désinvolte.
« Ça va, ça vient… Mauvais début de soirée… La nuit commence à peine. Et vous ?
— J'arrive, dit Alan.
— Vous êtes déjà venu ?
— C'est la première fois.
— Ça va vous porter chance.
— Monsieur Pope… »
Giovanni Ferrero était de nouveau à sa place.
« Il y a quelques petites formalités avant de vous délivrer la somme. Voulez-vous, je vous prie, prendre un verre au bar aux frais de la maison et attendre quelques minutes ? Je vais vous faire conduire. »
Avant qu'Alan ait eu le temps de répondre, Ferrero claquait des doigts et un valet se trouvait miraculeusement à ses côtés.
« Conduisez M. Pope au bar. »
Surmontant sa timidité, Alan saisit la balle au bond.
« Puis-je me permettre de vous inviter ? » demanda-t-il à Nadia Fischler.
Elle secoua la tête de droite à gauche, ses cheveux châtains et soyeux dansèrent autour de son visage parfait.
« Jamais pendant la bagarre, merci. »
Alan s'inclina.
« Plus tard, peut-être ?
— Peut-être. »
A regret, Alan tourna les talons et suivit le valet. Nadia reporta toute son attention sur le caissier.
« Giovanni, qui est ce beau minet plein aux as ? »
Ferrero haussa les épaules.
« Tu veux combien ?
— Dix, lança-t-elle sur un ton léger.
— Dix ? Soyons sérieux, Nadia. Gil Houdin t'avait fixé cinq comme plafond, tu en es déjà à vingt !
— Et alors ? C'est ton argent ?
— Malheureusement pas, mais c'est moi qui me fais taper sur les doigts ! »
Au Beach, Giovanni Ferrero était le dernier rempart du casino s'opposant à la furie des joueurs. Nadia et lui s'affrontaient depuis des années, chacun avec ses armes. Lui, le refus glacial, le risque calculé. Elle, le charme, les fausses colères, l'indignation vraie, le vice.
« Giovanni, merde, quoi !
— Tu veux que je te montre combien tu nous dois déjà ?
— Dans une heure, j'aurai tout remboursé ! Allez, donne !…
— Non, non !…
— Giovanni ! »
Ses yeux violets se firent enfantins et suppliants, la jeune vierge sans défense.
« Le patron va me saquer !
— Dépêche-toi, je sens ma chance ! »
Il haussa les épaules, inscrivit un chiffre sur un morceau de papier rose, étala cinq grosses plaques sur le comptoir.
« Signe.
— Combien ? s'indigna Nadia.
— Cinq. Et je suis gentil ! »
Nadia rafla prestement les plaques, signa le bon, s'éloigna de trois pas, se retourna et lança à Ferrero avec un souverain mépris :
« Radin ! »
Gil Houdin était partisan de fatiguer les joueurs qui le harcelaient pour obtenir de lui un crédit supplémentaire. Il connaissait à peu près leurs ressources et le plafond qu'il ne devait pas dépasser sous peine de mettre en péril les finances du casino. Giovanni Ferrero avait reçu des ordres stricts à ce sujet. Il opposait un visage de marbre à toutes les tentations qui lui étaient proposées.
Certains jours de malchance, des clientes réputées inaccessibles se seraient laissé prendre debout derrière une porte pour que Ferrero consentît à leur accorder une hypothétique rallonge. Bien que n'appartenant pas à cette catégorie, Nadia Fischler posait un problème quotidien à Houdin. Sa rage de jouer et sa célébrité internationale étaient en elles-mêmes une attraction dont ses clients étaient avides. En revanche, étant donné ses pertes et ses gains démesurés, elle avait trop tendance à considérer le Beach comme sa propre banque privée. Houdin devait résoudre ce problème quotidien au coup par coup, en finesse. Il ne voulait pas la perdre pour que l'argent qu'elle soutirait à ses conquêtes n'aille pas alimenter les caisses du casino de Monte-Carlo. Pas davantage lui laisser trop de champ, lui permettre d'accumuler trop de dettes. Il avait dit à Ferrero :
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