« Voulez-vous goûter le vin, monsieur ? »
La bouteille fut débouchée. Alan se saisit du verre qu'on lui tendait et y porta les lèvres. Le vin était frais et délicieux. Il souleva un couvercle, huma la daurade royale, trempa le bout de son doigt dans la sauce et le suça. A tout hasard, il donna un billet de cent francs au garçon qui s'en empara avec la vitesse d'un iguane gobant une mouche.
« Merci, monsieur.
— Votre pourboire, ça fait combien en dollars ?
— Dans les 23 dollars, répondit le garçon.
— Parfait… », marmonna Alan.
Avec les 23 dollars, Bannister et lui auraient pu se payer deux chemises à New York. Il retourna sur la terrasse. Les rideaux de la chambre où il avait vu Arnold Hackett étaient tirés.
« Puis-je tirer les rideaux ? demanda Arnold Hackett.
— Pour quoi faire ? » répondit Marina avec indifférence.
Elle était allongée sur le lit, exceptionnellement vêtue d'un slip de bain, mais sans soutien-gorge.
« On risque de vous voir des autres fenêtres.
— Et alors ? Vous me voyez bien, vous. »
Arnold se racla la gorge. Il ne pouvait pas lui dire qu'ayant financé son voyage en France, il estimait avoir quelques droits exclusifs sur sa personne. En fait, il ne pouvait rien dire à Marina. Elle appartenait à une planète étrangère où le langage de Hackett, sa raison, sa logique, n'avaient pas cours. Elle avait accepté très simplement de venir sur la Côte, mais sans même qu'elle ait eu à l'exprimer, Arnold avait senti qu'il ne pourrait porter la main sur elle.
« Vous êtes contente, Marina ?
— Bof… »
Elle le regardait droit dans les yeux, et comme d'habitude, ce regard le mettait mal à l'aise. Face à ses partenaires, il avait besoin d'éprouver des certitudes, de recevoir des encouragements. Le temps où il se jetait triomphalement sur tout ce qui portait un jupon était passé. Il fallait désormais qu'on l'aide, qu'on l'assiste. Comme le faisait Poppie. Or, Marina était aussi rigide qu'un mur de béton. Ses yeux le déconcertaient : il ne pouvait rien y lire.
Avec gaucherie, il se dirigea vers la fenêtre et tira les rideaux d'un coup sec. Il avait trouvé piquant d'amener Marina dans l'hôtel même où il résidait avec sa femme. En deux jours, il n'avait pu s'échapper que deux fois pour lui rendre visite. Elle s'était bornée à ne pas lui condamner sa porte et avait agi comme s'il n'avait pas été là, se promenant absolument nue sous son nez, se livrant devant lui à des gestes intimes, par exemple se vaporiser un truc sous les aisselles.
« Quel dommage que je ne puisse vous emmener ce soir avec moi au casino… je veux dire officiellement. »
Marina roula sur elle-même et s'allongea sur le ventre.
« Quelle importance ?
— Ça m'aurait bien plu. Pas vous ?
— Bof…
— Qu'allez-vous faire de votre soirée ?
— Sais pas.
— Vous dînerez où ? »
Il profita de ce qu'elle avait le dos tourné pour se repaître de la cambrure de ses reins.
« J'irai faire un tour plus tard », dit-elle.
Il s'enhardit à s'asseoir à ses côtés sur le bord du lit. Elle ne broncha pas. Il allongea la main, la retint un instant au-dessus de ses reins. Malgré lui, ses doigts partirent, effleurant sa peau. Elle fit simplement pivoter sa tête, juste assez pour que leurs regards fussent en contact.
Ce fut suffisant pour que Arnold se remette debout. Il lorgna la gerbe de roses dans un vase de cristal mais n'osa demander qui la lui avait envoyée.
« J'étais à ce cocktail… »
Comme il n'y avait jamais de relance de la part de Marina, il était contraint d'achever ses phrases, de soliloquer.
« On remettait un prix à un producteur. Louis Goldman, vous connaissez ?
— Non.
— Un homme considérable. Il m'a proposé une association pour son prochain film. Ça vous intéresse, le cinéma ?
— Non.
— Vous n'auriez pas aimé être actrice ?
— Non.
— J'aurais fait de vous une star !
— Bof… »
Il chercha désespérément que lui dire. Quand il parlait à Poppie, elle manifestait un intérêt passionné, il pouvait se raconter pendant des heures, certain d'être compris, admiré. Mais là…
« Vous viendrez peut-être plus tard au casino ? »
Pas de réponse.
« Et demain, vous irez nager ? »
Son « oui » marmonné lui fit l'effet d'un cadeau précieux.
« Au Beach ?
— Sais pas.
— Je pourrai venir vous voir demain ?
— Bof…
— Ah ! Marina, Marina… J'ai tellement de projets pour vous ! »
Elle se leva, s'étira, prit dans une armoire son vieux chapeau de paille et ses gants de chevreau. S'aidant d'un mouvement de reins, elle fit glisser son slip le long de ses cuisses. Ne sachant s'il s'agissait d'une invite, Arnold, la tête en feu, fit un pas dans sa direction, bras tendus. Elle l'arrêta d'un regard.
« Je vais faire quelques pompes.
— J'ai une idée, Marina !… Ce soir, tard, la nuit…. Je peux passer !
— Non.
— Non ?… Pourquoi non ?
— Je ne serai peut-être pas seule.
— Comment ? Pas seule ? Qui ?
— Le premier qui me plaira. C'est malsain de vivre sans homme. Il faut que je baise de temps en temps. »
« Évidemment…, songea Alan… Quelqu'un qui ne me connaîtrait pas…, qui ne sentirait pas cette frousse qui me coupe les jambes… » Son masque d'homme arrivé avait superbe allure. Son costume clair, sa cravate noire sur une chemise blanche, s'harmonisaient parfaitement avec le décor luxueux de sa suite. Comme au Pierre à New York, il épousseta dans un pli de la tenture la pointe de ses chaussures. Peut-être un exorcisme destiné à mieux marquer sa domination sur un cadre qui l'impressionnait.
Il fallait maintenant affronter le regard inquisiteur des hommes du casino, faire comme s'il était naturel d'arriver au Beach dans une Rolls blanche et de demander 500 000 dollars à un caissier pour être supposé les risquer à la roulette. Il abandonna les miroirs de la salle de bain pour le bar du salon. Un verre d'alcool lui donnerait du courage…
Il vérifia une dernière fois son nœud de cravate, éteignit soigneusement toutes les lumières de l'appartement. « Réflexe de pauvre, songea-t-il. Samuel ne serait pas content. »
Il tira la porte derrière lui et se dirigea vers les ascenseurs.
En saison, il y avait en permanence une vingtaine de Rolls dans le garage souterrain du Majestic. Sans parler des Ferrari, Maserati, Porsche, Lamborghini, Cadillac ou Jaguar. Mais Serge n'avait encore jamais vu trois Corniches blanches décapotées, rigoureusement identiques, en stationnement devant l'entrée de l'hôtel. Il éclata de rire.
« Hé ! les gars, faut pas vous faire la gueule. »
Les trois chauffeurs rirent à leur tour. Serge fit les présentations.
« Norbert, voilà Richard. Il travaille chez M. Hackett…
— Enchanté, dit Richard en tendant la main à Norbert.
— Lui, c'est Angelo, le chauffeur de Hamilton Price-Lynch. Price-Lynch, c'est la banque, la Burger… Tu connais ?
— Tiens, c'est marrant, dit Norbert. Mon patron est un de vos clients.
— Comment il s'appelle ? s'informa Angelo.
— Pope. Alan Pope. Il a réglé mon agence avec un chèque de chez vous. Burger, New York.
— Possible, dit Angelo. Tu travailles pas à ton compte ?
— Pas les moyens, concéda Norbert. Je gagne peut-être un peu moins, mais j'ai pas autant d'ennuis.
— J'espère que ton patron est pas aussi radin que le mien ! s'interposa Richard. Pour arriver à lui faire changer un train de pneus ! Et l'essence ! Il vérifie lui-même la jauge après chaque parcours !
— Il est terrible ! approuva Serge. Un jour, je l'ai vu se mettre à quatre pattes dans la voiture ! Elle sortait du lavage. Il voulait contrôler qu'il n'y avait pas de poussière ! Tu te rends compte, Norbert, de quoi j'avais l'air ?
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