— La De Beers me casse les pieds ! Ils veulent tous entrer dans l'affaire ! Trop tard, je ne leur dois rien !
— Louis ! Je vous cherche partout ! jeta Cesare. C'est à nous ! »
Il feignit de découvrir « Ham Burger ».
« Ne m'en veuillez pas si je vous l'arrache… »
Il tendit la main en un geste spontané :
« Cesare di Sogno, enchanté.
— Hamilton Price-Lynch, dit Ham Burger.
— Lou, nous allons nous faire lyncher ! haleta Cesare. Par ici ! »
On leur ouvrit le passage avec des petits cris, des gloussements excités, des applaudissements. L'un poussant l'autre, ils arrivèrent devant une petite estrade aménagée pour la circonstance par les menuisiers du Majestic. Cesare y grimpa. A la hâte, des aides lui passèrent le diplôme parcheminé qu'il allait remettre. Il s'épongea le front, s'éclaircit la voix, s'empara du micro sur lequel il donna quelques pichenettes dont l'écho, répercuté par les haut-parleurs, s'amplifia jusqu'à un bruit de tonnerre. Toutes dents dehors — elles lui avaient coûté très cher — Cesare éclata de rire.
« Mesdames, messieurs… S'il vous plaît !… »
La rumeur baissa de quelques tons.
« S'il vous plaît, insista Cesare, bras levé dans la position d'un empereur romain s'apprêtant à haranguer ses légions. Mes chers amis !… Chers amis, un peu de silence s'il vous plaît !… »
Progressivement, furent alors rendus aux invités le murmure de la cascade tiède se déversant dans la piscine et le piaillement aigu des hirondelles zébrant le ciel.
« Merci, dit Cesare, merci… »
Il fut alors témoin d'un étrange phénomène. Toutes les têtes se tournèrent avec un ensemble parfait vers un point, situé derrière lui, qui devait correspondre aux trois marches conduisant à la terrasse du bar.
« Mesdames, messieurs… »
Il jeta un coup d'œil furtif à Lou Goldman qui attendait au pied de l'estrade : lui aussi avait le regard rivé dans la même direction. Cesare résista un instant, mais devant l'ébahissement qu'il lisait dans les yeux de tous ceux qui lui faisaient face, il n'y tint plus. Lentement, il tourna la tête. « Lentement, pourquoi lentement ? se demanda-t-il. Plus personne ne fait attention à moi, comme si je n'existais pas… Une débâcle… »
Il comprit pourquoi pendant que fusaient les premiers murmures et qu'éclataient, çà et là, des rires nerveux mais encore contenus. Il vit d'abord Nadia Fischler, vêtue d'une petite robe noire sans aucun ornement, avançant tranquillement parmi les groupes, semblant ne pas s'apercevoir qu'elle était le point de mire. Et derrière elle, la suivant à deux pas, tête baissée, les cheveux décolorés en une crinière rousse que chacun identifia instantanément comme une caricature de celle de Betty Grone, Alice, sa femme de chambre, attifée d'un fourreau de soie émeraude auquel s'accrochaient en un flot étincelant de fabuleuses parures de joyaux. Un arbre de Noël en marche, flamboyant comme une torche du feu de ses saphirs, rubis, brillants, émeraudes, diamants, éclipsés presque malgré leur éclat par une étourdissante tiare à la collerette émeraude coussins et poires, diamants et poires et navettes, brillants sur or.
Les visages se tournèrent automatiquement vers Betty Grone qui ne broncha pas davantage que si l'événement ne l'avait pas concernée. Malgré sa pâleur subite, elle eut la force de garder un léger sourire aux lèvres. Elle passa sa main sous le bras de Honor Larsen, qui grimaça avec surprise sous la force de l'étreinte, et lui glissa à l'oreille, entre les dents, fascinée malgré elle :
« Du toc… »
Tout en évaluant à dix millions de dollars les bijoux grimpant à l'assaut du corps potelé et celluliteux de la femme de chambre.
« La réponse du berger à la bergère… murmura rêveusement la duchesse de Saran.
— Règlement de comptes entre deux putains, commenta son mari le duc, mais beaucoup de panache. Betty Grone ne l'a pas volé.
— C'est bien la première chose qu'elle ne vole pas, ajouta la duchesse. Quant à votre réflexion, Hubert, je la trouve juste mais de mauvais goût. Des putains, certes, mais ce n'est pas à vous de le dire. Vous avez couché avec les deux.
— Mandy, lui chuchota le duc sans se départir de son sourire, je vous ai vue. Remettez cette fourchette sur la table… Allons… Rendez-la ! »
La duchesse sortit la fourchette de son sac brodé de diamants et la reposa discrètement.
« Je n'avais pas fait attention.
— Vous en avez déjà de pleins tiroirs à l'appartement.
— Mesdames, messieurs ! » s'étrangla Cesare dans une vaine tentative pour reprendre les choses en main.
Trop tard. Les rires déferlaient de tous côtés, s'enflant comme une marée pendant que Alice, sur les talons de sa maîtresse, achevait son triomphal tour de piste.
« Alan, tu es où ?… Tu es arrivé ? Alan ! »
Bouleversé, Alan imagina Bannister à des millions de kilomètres, le petit bureau étouffant où ils avaient passé des années à rêver d'autre chose…
« Écoute-moi bien, Sammy, écoute !…
— Tu appelles d'où ?
— Cannes… Tu m'entends ?
— Je t'entends…
— Sammy… Je viens de le voir !
— Qui ?
— Hackett !
— Tu as vu Hackett ? C'est vrai ?
— A l'instant, en blazer rouge, dans le couloir !
— En blazer rouge ? Tu es certain que c'est lui ?
— Tu te fous de moi ?… Alors, maintenant, qu'est-ce que je fais ?
— Tu observes. »
Alan serra le récepteur à le broyer et aboya :
« J'observe quoi ? Tu crois que je vais observer pendant dix ans !
— Calme… Calme… Quelle heure est-il dans ton foutu pays ?
— Pas tout à fait neuf heures du soir.
— Bon. Première chose, le casino ! Tu vois ce que je veux dire ?
— Oui, oui…
— Tu changes ! Avant tout, tu changes ! Vu ?
— Et après ?
— Écoute-moi, Alan… Remercie le Ciel !… Ici, l'ambiance est infecte, il est deux heures de l'après-midi, ça pue, la charrette se précise, tout le monde tremble, il fait une chaleur de bête, je nage dans mon jus et j'ai un déluge d'emmerdements ! Alors, ne te plains pas ! Ferme-la et change ! Tu m'entends ? Change !
— Je bouffe un truc et j'y vais.
— Tu boufferas plus tard !
— Je n'ai encore rien mangé depuis New York ! tu as déjeuné, toi !
— Bon, d'accord, d'accord… C'est comment ?
— Quoi ?
— Tout ! L'ensemble… »
Alan fit du regard le tour de la chambre luxueuse mais ne trouva pas les mots qui auraient pu définir ce qu'il ressentait.
« Différent, dit-il, tout à fait différent…
— Tu m'étonnes, gros malin, maugréa Bannister. Tout vaut mieux que le trou à rats où je crève !
— Tu as parlé à Christel ?
— Il y a des filles ?
— Je te demande si tu as parlé à Christel ?
— Oui, oui, je vais le faire… Il y a des filles ?
— Plein ! Toutes à poil !
— Salaud de menteur !
— Parole ! Tu aurais les yeux qui te sortiraient de la tête !
— Patsy va rappliquer, va falloir que je coupe… Hé ! Alan ?…
— Oui.
— Pas de conneries, hein ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ? »
Un silence de plusieurs secondes.
« Rien. Pas de conneries, c'est tout.
— Comprends pas.
— N'oublie pas pourquoi tu es là… Garde tes nerfs, ne craque pas !
— J'essaierai.
— Bon ! Demain, même heure, c'est moi qui appelle…
Après tout, c'est pas mon pognon, c'est celui de la firme.
— D'après toi, d'où vient le mien ?
— Très drôle. Hé ! Alan.
— Quoi ?
— Merde ! »
La communication fut coupée. Alan sourit. La voix de Samuel… Il se rendit compte qu'il était mort de faim. Il sonna le garçon.
Читать дальше