— Salut, Serge.
— Hein, Norbert, mon neveu, je lui disais… Qui c'est ton type ?
— Pope. Alan Pope.
— Inconnu au bataillon ! Qu'est-ce qu'il vend ?
— Sais pas. Un Américain. »
Serge se tourna vers le jeune Antoine Bezard :
« Tu vois ?… »
Il se précipita soudain au-devant d'un jeune homme au teint basané escorté d'une dizaine de personnes des deux sexes, et le salua, casquette à la main.
« Altesse… »
Il revint vers Norbert et le jeune Antoine Bezard.
« Prince Ali, le neveu de Fayçal. Il est arrivé ce matin de Londres. Il cherche une propriété. Les agents immobiliers se battent. »
Antoine Bezard attarda son regard sur la silhouette du prince, épaté par son tee-shirt délavé, ses jeans effrangés, ses vieilles espadrilles.
« On dirait un clochard », dit-il avec naïveté.
Serge lui tapota l'épaule paternellement :
« Tu oublies une chose, mon petit… La classe. La classe ! »
Marc Gohelan contempla avec irritation les amoncellements de canapés au caviar et au saumon jonchant les buffets fleuris dressés autour de la piscine par ses brigades de maîtres d'hôtel. Trois minutes suffisaient pour que plus rien n'en subsistât, à croire que les invités ne s'étaient pas nourris depuis deux jours en prévision de la manne gratuite. La veille, Gohelan avait vu à la télé un documentaire sur les ravages des sauterelles s'abattant sur une contrée d'Afrique et dévorant tout sur leur passage : il y était ! Avec effarement, il vit que les garçons s'étaient constitués en une chaîne ininterrompue se passant de main à main les bouteilles de Dom Pérignon, comme les pompiers les seaux d'eau lors d'un incendie de forêt. Mais la réception commençait à peine et rien ne semblait devoir éteindre le feu.
Il se faufila à grand-peine entre les groupes jacassants, saisi par le revers de sa veste, harponné par des doigts bagués qui se tendaient, serrant ou baisant trente mains, faisant autant de compliments sur la mine, la robe, la forme, les gains au jeu de la veille, la ligne retrouvée, la perfection d'un lifting, l'audace d'une coiffure, le hâle, les décorations nouvelles, échappant de justesse en frémissant à un trio de demoiselles anglaises du troisième âge dont la plus grande en robe violette d'évêque, éprise de lui, voulait le coucher sur son testament à défaut de pouvoir l'allonger dans son lit. La cravate en bataille, la transpiration perlant à ses tempes, il parvint enfin dans la petite salle jouxtant le bar, aménagée en PC de la fête, et se jeta sur Ettore Markovitch, son chef de la restauration.
« Ettore ! Vous êtes fou !
— Pas encore tout à fait, monsieur, mais ça ne saurait tarder… »
Chef d'orchestre d'un gigantesque embouteillage, il avait besoin de ses deux bras pour canaliser l'intense circulation des plateaux chargés de nourriture et des caisses de champagne dont les bouchons sautaient dans une pétarade ininterrompue.
« Ettore ! Combien d'invités ? Combien ?
— Cent de prévus…
— Il y en a déjà au moins cinq cents sur la terrasse et ils arrivent toujours par flots ! Qui va payer ?
— M. Gazzoli m'a dit…
— Gazzoli ? Où est Gazzoli ? »
Gohelan aperçut le crâne dégarni de son chef caissier sautillant au-dessus d'une marée humaine.
« Albert ! Albert !… »
Tel un fétu de paille dans un raz de marée, le crâne apparaissait ou disparaissait selon les aléas de la bousculade. Gohelan aspira une grande goulée d'air, prit son élan et fonça coudes au corps…
A l'aplomb du plongeoir, Lou Goldman, dont l'instant de gloire ne sonnerait pas avant trois quarts d'heure, avait réussi à s'isoler avec le prince Hadad.
« Les histoires entre juifs et Arabes, foutaises, Votre Altesse. Dépassé ! Tous se réconcilieront autour de mon projet. Et je trouve piquant qu'un Israélite, en l'occurrence moi-même, ait eu le premier l'idée de tourner ce qui deviendra le classique de tous les temps à la gloire des musulmans, la vie de Mahomet. »
Le prince approuvait doucement de la tête, un verre de Perrier à la main. Il avait une gueule de bois épouvantable due au whisky ingurgité depuis la veille jusqu'à sept heures du matin en compagnie de trois de ses féaux. A eux quatre, ils avaient honoré dix-huit filles qui s'étaient succédé en trois vagues dans les deux suites contiguës du troisième étage spécialement louées pour leurs ébats nocturnes. En saison, les agences de call-girls étaient sur les dents. Les Arabes étaient d'une prodigalité excessive mais ne plaisantaient pas sur la qualité de la marchandise. Ils exigeaient de grandes et belles cavales racées qui aimaient leur métier et prenaient leur plaisir au lieu de le simuler. Quand ils étaient satisfaits, ils n'hésitaient pas à offrir un diamant.
Malheureusement, même si le tourbillon recommençait chaque nuit pendant un mois, ils ne voulaient plus revoir une fille déjà utilisée. Il leur fallait du neuf, rien que du neuf, du jamais vu à chaque fois.
Louis Goldman remarqua que Hadad avait les yeux striés de jaune du type qui sort d'une cuite monumentale. Le Perrier, c'était pour la galerie. En public, les princes du pétrole ne buvaient que de l'eau mais Goldman était au courant, à une minute près, de ce qui se passait dans leur intimité ; le nombre de call-girls qui défilaient, la quantité de bouteilles vidées. Pas plus qu'un village, un palace ne pouvait échapper aux indiscrétions. Les garçons de nuit qui passaient d'un appartement à l'autre jusqu'à l'aube, les femmes de chambre, les grooms et les barmen étaient les témoins muets et en principe, aveugles, de toutes les bizarreries qui s'y déroulaient. Parfois, l'un d'eux ne pouvait résister au plaisir de raconter. La rumeur faisait le reste.
« Pas de problème pour la production. Avec 50 millions de dollars, l'affaire est dans le sac ! »
Goldman savait, comme tout le monde, que le revenu du revenu quotidien du prince Hadad était de 3 millions de dollars, c'est-à-dire plus de 1 milliard de centimes français à dépenser chaque jour en guise de frais sans entamer son capital. Eût-il placé le revenu du revenu de ce capital, il eût disposé chaque jour de 100 millions d'anciens francs. A ce tarif-là, rien ni personne ne résistait. Le garçon d'étage recevait un pourboire de 5 000 francs pour un yaourt, autant pour le masseur ou le maître nageur, plus parfois pour le valet qui lui avançait sa chaise au casino.
Il ne s'agissait plus de chiffres, mais de poésie pure et simple où le désir le plus extravagant se voyait sur-le-champ transformé en réalité.
« Qu'en pensez-vous, Altesse ? »
Hadad trempa délicatement les lèvres dans son verre de Perrier.
« Votre idée est très intéressante.
— La vie de Mahomet !… L'existence heure par heure du prophète !… Les meilleurs scénaristes du monde, les plus grands acteurs, des milliers de figurants, le désert… En six mois à peine, notre mise de fond est amortie, et je ne parle que du monde arabe !… Tant de films réalisés sur le Christ, ce juif, aucun sur Mahomet, quelle injustice ! Aimeriez-vous participer, Altesse ? »
Un chauffeur en tenue de chauffeur s'approcha de Lou Goldman qui lui tournait le dos.
« Pardon, monsieur, on vous demande au téléphone… Los Angeles…
— Vous voyez bien que je suis occupé ! » s'emporta Goldman.
Son chauffeur avait pour consigne de venir le relancer tous les quarts d'heure avec une prétendue communication téléphonique venant de préférence de l'autre côté de la planète.
Il conduisait rarement l'énorme Mercedes 600 louée par son patron pour la durée de la saison. En fait, il n'était payé que pour se faire rabrouer mais s'accommodait très bien de ce rôle ingrat de faire-valoir. Tour à tour valet, secrétaire privé, chauffeur ou majordome, il avait ses entrées dans les studios de Hollywood où l'importance de son maître lui conférait une attention sans faille de la part de toutes celles qui espéraient faire carrière dans le cinéma. Après tout, sans Goldman, Léon, qui s'appelait Trotski de son nom véritable, aurait été ajusteur dans une usine de Pantin.
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