— Où est la différence ?
— La rue d'Antibes traverse le centre, la Croisette longe la mer. Le Majestic est au bout. C'est un peu plus long.
— La Croisette », dit Alan.
La Rolls arrivait en vue d'une fourche. Norbert prit à gauche, passa le feu, s'engagea sous un pont de chemin de fer et vira sèchement à droite.
En sens inverse, des centaines de voitures, pare-chocs contre pare-chocs.
« Ils quittent la plage. Pire qu'à Paris ! »
Depuis que Norbert avait ôté sa casquette et que lui-même s'était installé à l'avant, Alan se sentait beaucoup plus à l'aise. Seule la Rolls était point de mire, pas ses passagers. Alan était ahuri par le nombre de filles en liberté. Certaines se juchaient par grappes sur de minuscules bagnoles, les seins à peine protégés par dix centimètres carrés de tissu transparent, les fesses à l'air, hurlant de joie dans un tintamarre d'avertisseurs déchaînés.
« C'est tous les jours comme ça ? interrogea Alan.
— Le jour et la nuit, dit Norbert.
— Où est-ce qu'ils logent ?
— On n'en sait rien. Où ils peuvent. Certains dorment sur les plages, d'autres campent ou se font héberger chez l'habitant. La débrouille… Une chambre de six mètres carrés pour quinze. En juillet, la population de Cannes se multiplie par vingt. Vous connaissez Saint-Tropez ?
— Non.
— Là-bas, c'est par cent. La plupart arrivent sans argent.
— Comment font-ils ?
— La débrouille. En fin de saison, les filles utilisent ce dont la nature les a dotées pour s'assurer leur sandwich quotidien. Beaucoup de garçons aussi, d'ailleurs.
— Vous voulez dire qu'ils se prostituent ?
— Disons qu'ils se défendent. Mettez-vous à leur place… On les invite sur des yachts de trente mètres, caviar, whisky et H à gogo. Ça les déboussole. L'argent pourrit tout, monsieur ! »
« Alors, comment était le thé ? s'exclama-t-il avec jovialité.
— Correct, répondit Emily en lui jetant un regard interrogateur. Tu t'en vas ?
— Je vais au bar cinq minutes. Gohelan veut me demander un conseil.
— Avec l'argent qu'on laisse ici, j'espère que tu le lui factureras. »
Il eut un petit rire aigrelet.
« A tout de suite. Je vous attends dans le hall pour le cocktail ou je remonte vous chercher ?
— Tu nous verras bien descendre. Sarah, tu t'habilles comment ? Je ne tiens pas à ce que tu aies la même robe que moi !
— La blanche, de Saint-Laurent.
— Parfait, je mettrai la verte de Cardin.
— J'y vais », dit-il.
Il referma doucement la porte derrière lui. Sarah fit signe à sa mère de ne pas bouger. Puis, elle se rendit dans le vestibule, rouvrit la porte, vérifia que le couloir était désert, revint dans le salon.
« Je voudrais te montrer quelque chose.
— Quoi ?
— A propos de ton mari.
— Perds l'habitude d'appeler Hamilton « mon mari ». C'est aussi ton beau-père.
— Tu voudrais peut-être que je l'appelle papa ?… Quand tu auras vu ce que j'ai à te montrer… »
Elle s'empara d'une petite valise noire nichée dans une armoire sous une pile de pull-overs appartenant à Hamilton.
« Tu ne t'es jamais demandé ce qu'il charrie là-dedans ?
— Des papiers, je suppose.
— Il s'agit effectivement de papiers. Mais d'un certain genre… »
Elle tira de la poche de son pantalon une petite clef plate.
« Sarah ! protesta Emily. D'où sors-tu cette clef ? Tu n'as pas le droit !
— Je l'ai prise, maman. Après tout, autant savoir avec quel genre d'homme tu vis depuis douze ans.
— Sarah, je t'interdis ! Je ne te permets pas !
— Un simple coup d'œil, tu seras édifiée… »
Elle fourragea dans la serrure, ouvrit le couvercle de la valise dont elle renversa le contenu sur le divan : des revues pornographiques.
« Et ça, tu sais ce que c'est ? Une loupe ! » Il les regarde à la loupe !
Emily se détourna vivement.
« Sarah, je t'ordonne de refermer cette valise ! Je suis scandalisée par ton indiscrétion ! Hamilton est mon mari mais je ne me serais jamais permis de fouiller dans ses affaires !
— Libre à toi, maman. Garde tes œillères. En tout cas, il ne sera pas dit que je nous laisserai dépouiller par un satyre !
— Ne te mêle pas de mes affaires ! jeta Emily en rougissant de colère.
— Te voilà prévenue ! » répondit Sarah.
Elle remit la clef dans sa poche et disparut dans sa chambre. Emily resta figée quelques instants, les doigts serrés nerveusement sur le petit sac à main qu'elle n'avait pas lâché. Par la baie vitrée s'ouvrant sur la terrasse fleurie, elle voyait des vols de mouettes qui venaient raser la façade en poussant de grands cris aigus. A la mort de son mari, elle avait juré qu'elle ne se remarierait pas. Quel homme aurait pu lui faire oublier Franck Burger III ? Trois ans plus tard, elle convolait avec Hamilton Price-Lynch, l'un des proches collaborateurs de Franck. Elle l'avait choisi précisément parce qu'il n'avait rien de remarquable, ni physiquement ni moralement. Elle continuait à lui donner des ordres, comme l'avait fait Franck de son vivant. Bien entendu, elle avait éprouvé les mêmes craintes à son égard bien avant que Sarah ne les exprime. Elle se méfiait des faibles, parce qu'ils étaient plus sournois et plus dangereux que les forts. Mais Hamilton ne représentait aucune menace pour elle ou sa fortune. Elle pouvait l'écraser à sa convenance comme un moustique. Parfois, lorsqu'elle était nerveuse, elle l'appelait dans son lit. Il lui faisait l'amour avec obséquiosité et empressement, comme un domestique désireux de ne pas perdre sa place et de satisfaire en tout le moindre caprice de son maître. Peu lui importait dans quels fantasmes Hamilton tirait la force de la faire vibrer. Du moment qu'elle vibrait… Elle n'avait jamais rien ressenti avec Franck. Il l'écrasait de sa personnalité supérieure. Elle n'avait respiré que pour lui, à son rythme à lui, se pliant à ses horaires, ses exigences, ses caprices. Avec Hamilton, les rôles étaient inversés. Et désormais, la fabuleuse fortune des Burger était sienne, comme elle appartiendrait un jour à Sarah. Sa fille lui en avait voulu à mort d'épouser ce personnage falot envers lequel elle n'avait que mépris. Elle ne ratait pas une occasion de le démolir, de prétendre qu'il représentait un danger pour le clan Burger, insistant cruellement sur le surnom dont l'avaient affligé ses proches collaborateurs de la banque, « Ham Burger ». Emily n'était pas l'épouse de Hamilton Price-Lynch, mais on disait de Ham qu'il était le mari d'Emily, « Monsieur Burger », « Ham Burger ».
Cette fois, Sarah avait dépassé les bornes. Nul au monde n'avait le droit de fouiller dans les affaires personnelles d'un homme. Sauf sa propre femme. Emily prit la valise, l'emporta dans sa chambre et l'ouvrit à l'aide d'une petite clef plate cachée dans son coffret à bijoux. Comme elle l'avait fait cent fois depuis des années, elle feuilleta attentivement la collection de revues que Hamilton enrichissait régulièrement de nouveaux numéros.
Les yeux ronds, lèvres pincées, elle contempla les vagins écartelés par des phallus aux proportions inhumaines, qui ne ressemblaient en rien en tout cas aux deux seuls qu'elle eût jamais vus de près, ceux de ses deux maris, Franck Burger III et Hamilton Price-Lynch.
La Rolls allait au pas dans un embouteillage inouï. Des baigneurs en maillot traversaient la route pieds nus pour aller boire dans les bars en face. Des ballons roulaient sous les roues des voitures.
« On entre dans Cannes, dit Norbert.
— C'est ça, la Croisette ?
— Non, plus loin, quand nous aurons tourné à droite. »
Alan vit devant lui une bâtisse blanche rococo. Entourée de palmiers piqués dans une pelouse, elle se donnait des airs nobles.
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