— Quand vous voudrez », rétorqua Nadia avec froideur.
A aucun moment, le prince n'avait daigné poser les yeux sur Alan. Nadia lui prit le bras :
« Venez. »
Alan eut un réflexe incontrôlé pour s'emparer de ses plaques empilées sur le tapis. Elle lui sourit.
« Nous les retrouverons. La partie recommence dans un quart d'heure. »
Elle l'entraîna vers le grill.
Dans le parking du Beach, les trois Rolls blanches étaient rangées côte à côte sur une bande de sable non loin de la mer.
« C'est quoi, ton service à l'agence ? » demanda Angelo La Stresa à Norbert.
Les trois chauffeurs avaient ôté leur casquette, dégrafé leur vareuse et enlevé leur cravate. Un groom du casino leur avait apporté une petite table roulante chargée de champagne, de saumon froid, de fromages et de glaces à la vanille.
« Je dois rester à la disposition du client, dit Norbert en poussant délicatement sur sa fourchette un morceau de saumon de la pointe de son couteau à poisson.
— Tu n'as pas d'horaire ?
— En principe, non. Je dois être toujours prêt. Tu travailles pour Price-Lynch depuis combien de temps ?
— Ham Burger ? Cinq ans.
— Il est chouette ?
— Faux jeton. Tu me passes un peu de champagne ?… Merci… C'est le genre de type qui est capable de te sourire en te fendant lentement le ventre d'un coup de rasoir.
— Déplorable, commenta Norbert.
— Le mien est pire, dit Richard Heavens. Hackett ne se marre jamais, pas un mot gentil, un remerciement, rien. Comme si j'étais un cheval.
— Et sa femme ? s'enquit Angelo.
— Pas emmerdante. Elle plane. Tu lui parles, elle te fait répéter deux fois. Ils n'ont pas dû baiser ensemble depuis trente ans. Pourtant, c'est un sacré sauteur !
— A son âge ?
— Et comment ! Le nombre de fois où je l'emmène soi-disant au bureau alors qu'il va se taper sa nana !
— Vous êtes syndiqués aux États-Unis ? demanda Norbert. Je veux dire, les gens de maison ? »
Angelo dévisagea Richard en fronçant les sourcils :
« Tu l'es, toi ?
— Je ne sais même pas s'il y a un syndicat. Un syndicat de quoi ? Pour quoi faire ? Si tu veux bosser chez les autres en Amérique, tu claques du doigt, tu as toutes les places que tu veux !
— C'est vrai, ça, approuva Angelo. Dans notre job, on est des seigneurs. C'est pas les patrons qui t'engagent, c'est toi qui les choisis.
— Pareil pour les augmentations. Pas nécessaire de les demander deux fois, tu les as tout de suite.
— Tu les demandes à Hackett ?
— Oui.
— Pas chez moi. C'est elle qui porte la culotte et qui décide. J'aime autant vous dire que Ham Burger se tient à carreau avec sa bonne femme ! Pas tendre, la mère Emily… Et radin ! Elle croit que tout le monde en veut à son fric ! Sa fille même chose, Sarah. Quand des types lui font du gringue, elle s'imagine que c'est pour son pognon. »
Norbert se leva de sa chaise.
« Vous trouvez pas ça marrant, des chaises Louis XV au milieu d'un parking ?
— Puisqu'ils n'avaient rien d'autre, dit Angelo. Du moment que je peux poser mon cul quelque part…
— Où vas-tu ? interrogea Richard.
— Je veux vous faire goûter un armagnac terrible. Je l'ai dans la voiture.
— Puisque tu es debout, et sans te commander, peux-tu prendre un peu de glace dans la mienne ?
— OK », dit Norbert.
Il farfouilla dans le bar, y trouva la vénérable bouteille. Angelo se frappa la tête.
« Hé ! et le café ?
— C'est vrai, ça, on l'avait pourtant commandé ! s'impatienta Richard.
— Qu'est-ce qu'ils sont longs, dans cette baraque ! Je vais les sonner… »
Angelo se rendit à « sa » Rolls et donna trois coups de trompe. Deux minutes plus tard, un groom arrivait, un plateau d'argent sur les bras.
« Tu en mets du temps ! reprocha Richard.
— Excusez-moi, monsieur… Nous sommes débordés.
— Débordés, débordés… » maugréa Angelo.
Il vit que Richard mettait la main à sa poche. Il s'interposa vivement.
« Non, vieux, non ! Laisse ! c'est pour moi ! »
Avec une discrétion de bon aloi, il glissa au groom un gros pourboire.
« Tiens, petit, débarrasse-nous la table », dit Richard. Il regarda Angelo et Norbert à tour de rôle.
« Vous êtes toujours d'accord pour un poker ? »
« Mario !
— Madame Fischler ?
— Confidentiellement, je peux vous dire quelque chose ?
— Mais certainement, madame Fischler ! »
Nadia plongea sa fourchette avec lassitude dans son plat de spaghetti à la tomate.
« Vos spaghetti sont dégueulasses.
— Mais madame Fischler !… Je vous les change immédiatement ! »
Mario ne cherchait jamais à comprendre pourquoi les clients étaient parfois mécontents. Cela ne venait pas de sa cuisine, mais de leur humeur, de leurs gains, de leur fatigue, de leur forme, de leurs pertes. Les joueurs étaient tous des caractériels sujets à des baisses de régime, des exaltations passagères, des caprices, des dégoûts subits. Il ne fallait pas tenter d'analyser, un psychiatre professionnel y aurait perdu ses cheveux. Il fallait suivre, ne jamais dire le contraire de ce qu'ils affirmaient, aussi énorme que ce fut, ne les contrecarrer en rien.
« Mario !
— Madame Fischler ?
— Ils sont froids.
— Vous avez tout à fait raison. Voulez-vous un peu de caviar pendant qu'on vous en prépare d'autres ?
— Je ne veux rien, Mario. Merci, merci… »
D'un geste impératif et discret, Mario fit signe de disparaître à la brigade des garçons qui entouraient la table. Lui-même s'inclina et s'éloigna. Nadia riva son regard dans celui d'Alan qui ne pipait pas.
« Vous voulez toujours des spaghetti ?
— Moi, vous savez… vraiment… hasarda-t-il.
— Oui ou non ?
— Comme vous voudrez… »
Elle se leva, jeta sa serviette sur la table.
« On change de crèmerie. Je connais une trattoria où ils sont formidables !
— A Cannes ? demanda Alan pour dire quelque chose.
— A Rome », répondit-elle.
Croyant qu'elle plaisantait, il sourit poliment.
« Mario !
— Madame Fischler ? »
Elle lui glissa dans la main une liasse de billets qu'il empocha avec dignité et rapidité.
« Téléphonez immédiatement chez Alberto, via Livornio à Rome. Dites-lui que je serai là dans moins de deux heures, deux personnes. Je veux des fettucini.
— Bien, madame Fischler.
— Appelez aussi Locajet à Nice. »
Mario consulta furtivement sa montre. Son geste n'échappa pas à Nadia.
« M'en fous, réveillez-les !
— Certainement, madame.
— Je veux un Falcon 10 pour un aller-retour. Faites ramasser mes plaques à la roulette et au chemin de fer. Prélevez dessus l'argent de la course. Mario !
— Madame ?
— Que l'avion soit prêt à décoller dans trente minutes au plus tard. »
Elle se retourna vers Alan.
« Vous avez une voiture. »
Il la dévisagea, les yeux ronds, médusé.
« Oui.
— Parfait ! On y va ! »
Elle passa son bras sous le sien et l'entraîna vers la sortie. Ils franchirent la longueur du hall au pas de chasseur.
« Content d'avoir gagné ?
— Oui, oui…
— Vous n'avez encore rien vu ! Les jours de forme, je suis capable de faire sauter leur foutue banque ! Je l'ai déjà fait ! Où est votre bagnole ? »
Un voiturier se précipita en haut des marches du perron et clama dans un amplificateur :
« La 127… La Rolls blanche…
— 127… Bon chiffre, dit Nadia avec bonne humeur… Comment le décomposez-vous ? 1 et 27 ou 12 et 7 ? »
La Rolls arriva sur les chapeaux de roues et s'arrêta devant les marches après un virage de Grand Prix. Deux valets ouvrirent les portières avant que Norbert ait pu quitter son siège. Nadia s'installa sur les coussins.
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