« Recapotez, je n'aime pas le vent. A l'aéroport de Nice, et au galop !
— Bien, madame », dit Norbert en recapotant.
Il démarra.
« L'autoroute ou le littoral ?
— Littoral, jeta Nadia. A cette heure-ci… »
Elle reprit le bras d'Alan et appuya son épaule contre la sienne.
« Maintenant, j'ai réellement faim. Vous connaissez Alberto ?
— Non.
— Et Rome ?
— Non plus. »
Elle pouffa et se serra davantage contre lui.
« Qu'est-ce que vous faites, à New York ?
— Des affaires… avança prudemment Alan.
— Immobilier ? Bourse ? Industrie ? Finance ?
— Un mélange…
— Vous avez l'air un peu triste ? Fatigué ?
— Non, non… Enfin… Je suis arrivé aujourd'hui. Je n'ai pas dormi depuis vingt heures.
— Savez-vous combien de temps je peux rester sans dormir ?
— Combien ?
— Mon maximum a été de soixante-douze heures. Ici, au Beach. Quelle partie !
— Vous avez gagné ?
— Tout perdu ! Ratissée ! Vous connaissez les gens qu'on a plumés ce soir à notre table ?
— Non.
— Les deux radins du premier banco, Arnold Hackett et Hamilton Price-Lynch.
— Hackett ? demanda innocemment Alan.
— Hackett, de la Hackett Chemical Investment. 500 millions de dollars de chiffre d'affaires. Près de soixante-quinze ans aux cerises. Et l'autre avec lui, avec ses airs de fouine… ils ont joué contre nous. Hamilton Price-Lynch, surnommé Ham Burger. Il a épousé Emily Burger, la veuve de Franck Burger III. »
Bien que la voiture fut capotée, Alan sentit ses cheveux se dresser sur la tête.
« Burger ?… La banque ? demanda-t-il en prenant instinctivement son pouls pour en compter les battements.
— Oui. Burger Trust Limited. Des voleurs !
— Vous êtes une de leurs clientes ?
— Tôt ou tard, j'ai été, je suis ou je serai cliente de toutes les banques de la planète. Par amants interposés ! »
Elle éclata de rire, se pencha vers son oreille et désigna la nuque de Norbert.
« Comment il s'appelle, votre zouave ?
— Norbert. »
Elle lui donna une tape sur l'épaule.
« Hé ! Norbert, du nerf, plus vite. Les spaghetti vont refroidir ! »
La voiture fit un bond en avant. Alan se cala sur son siège, n'arrivant pas à croire que ses deux adversaires malheureux au chemin de fer aient pu être son grand patron et le propriétaire de sa propre banque.
« Le gros, avec le cigare, c'était Lou Goldman, le producteur. Le dernier, vous ne le connaissez pas non plus ? L'Arabe ?… Prince Hadad. Si ça l'amuse, il peut acheter le casino, la ville de Cannes, la Côte d'Azur et la France entière. On a calculé que ses revenus étaient de 10 000 dollars par minute ! Vous savez combien il y a de minutes dans une journée ? 1 440. Faites le compte ! 14 400 000 dollars par jour ! Qu'est-ce que vous feriez, vous, avez 14 440 000 dollars par jour ?
— Je ne sais pas », dit Alan.
Nadia se pencha vers lui et effleura son front d'un baiser.
« Je vais vous le dire. Exactement ce que vous faites en ce moment. Inviter une jolie femme à Rome pour un plat de fettucini ! »
Sur la droite, la mer, dont le ressac feutré parvenait à Alan malgré la vitesse. A gauche, une succession de bars, de cafés, de restaurants, d'où s'échappaient des bouffées de musique. Un peu plus loin Norbert s'engagea sur la bretelle conduisant à l'aéroport. Un homme les y attendait, dont l'uniforme bleu agrémenté d'une casquette s'ornait du sigle de la compagnie Locajet.
Il salua Nadia et Alan.
« L'appareil est prêt.
— Dois-je vous attendre, monsieur ? demanda Norbert à Alan.
— Non, merci, dit Alan.
— Bien sûr que si ! trancha Nadia. Nous en avons pour trois heures à peine. Faites un somme dans la voiture ! »
Escortés par l'employé de l'agence, ils traversèrent l'aéroport désert, montèrent dans une voiture qui les emmena au bout de la piste. Alan vit l'avion, un jet d'affaires imposant. Nadia s'y engouffra en riant, aidée par un type qui se présenta comme le radio du bord. Grimpant les marches derrière elle, Alan admira la finesse de ses chevilles, éprouvant l'envie brutale de les enserrer dans l'arceau formé par son pouce et son index.
Le radio verrouilla la porte derrière eux.
« Décollage immédiat. Si vous voulez bien attacher vos ceintures… »
Il leur sourit et disparut dans le poste de pilotage. La cabine contenait cinq larges sièges. Nadia s'installa auprès d'un hublot, baissa le dossier du siège avant et y allongea ses jambes. Alan l'imita, troublé de se retrouver seul avec elle. Elle allongea le bras, éteignit le plafonnier. Durant quelques secondes, Alan ne perçut d'elle que les effluves de son parfum. Puis, ses yeux s'accommodèrent. Malgré l'obscurité, il vit son profil parfait se détacher sur le halo vaguement lumineux qui provenait du hublot. Elle lui prit la main.
« Ça va ? »
Il lui pressa doucement le bout des doigts.
« Ça va », dit-il en poussant un soupir.
Les réacteurs de l'avion se mirent à miauler.
« Arnold, vous avez perdu ! dit Emily Price-Lynch avec un enjouement qu'elle était loin de ressentir.
— Un peu, c'est vrai, et j'ai horreur de ça… » confessa Hackett.
Emily dévisagea son mari avec fixité sans se départir de son sourire :
« Tu as joué aussi, chéri ? »
Ham Burger se ratatina sur sa chaise et lança d'un ton badin :
« Deux ou trois petits coups seulement. Pour tenir compagnie à Arnold. »
Emily détestait le voir s'approcher d'un tapis vert. A défaut de pouvoir lui interdire l'entrée du casino, elle lui menait une guerre perverse pour l'empêcher de jouer.
« Qu'appelles-tu un petit coup ? »
Hamilton avait fait promettre à Hackett de ne rien dire sur leur banco commun contre Nadia Fischler.
« Sans importance, dit-il avec jovialité. Quelques plaques…
— J'étais là », dit Sarah sans lever le nez de son verre.
Il lui était délicieux de pouvoir plonger son beau-père dans l'embarras. Hamilton savait qu'elle mouchardait à Emily le moindre de ses faits et gestes.
« Au fait, ajouta-t-elle sur un ton badin, qui était le gigolo qui jouait contre vous avec Nadia Fischler ?
— Gigolo ? Les gigolos sont interdits de séjour chez moi ! » intervint Gil Houdin en riant.
Il baisa galamment la main de Victoria Hackett et d'Emily Price-Lynch, tapota affectueusement la nuque de Sarah et claqua des doigts pour attirer l'attention de Mario.
« Champagne !
— Asseyez-vous, Gil, asseyez-vous… » dit Hackett.
Houdin s'installa.
« Maintenant, Sarah, racontez-moi tout !
— Je parlais du type avec Nadia. A eux deux, ils ont plumé au baccara ce pauvre Hamilton et ce malheureux Arnold !
— Malheureux au jeu… » dit Arnold qui n'en ratait pas une.
Sarah avait repéré Alan dès la première seconde. Son teint pâle et sa visible absence d'assurance l'avaient attirée. Elle ne se sentait à l'aise qu'avec les hommes qu'elle pensait pouvoir dominer. Elle faisait de son mieux pour briser les autres, marchant en cela sur les traces de maman.
« Je me demande comment s'y prend cette putain pour jouer avec l'argent des autres… » lança Emily dans un sourire carnassier.
Victoria Hackett gloussa. Elle aurait payé cher pour être « capable de sortir une phrase aussi étincelante. Houdin n'ignorait pas qu'Emily était au courant de ses relations amicales avec Nadia. Peut-être même savait-elle qu'ils avaient couché ensemble jadis ? Mais qui n'avait pas couché avec Nadia ? Ce n'était pas méchant : Emily avait simplement voulu le blesser. Il se contenterait de l'égratigner :
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