Oscar Vlinsky eut une mimique désespérée.
« Je ne vois qu'une possibilité, monsieur : le grand ordinateur nous a trahis ! »
Alan était amer : il n'avait possédé qu'une ombre. Il n'avait pas fait l'amour avec Nadia, mais à Nadia, un corps qui s'était prêté à toutes les combinaisons possibles, mais sans jamais se donner. Dans ce combat singulier qui les avait opposés en une ruade furieuse, chacun n'avait cherché, à travers ses propres fantasmes, qu'à utiliser l'autre comme objet de son plaisir. Pas l'amour l'un avec l'autre, mais l'un contre l'autre. Pourtant, Nadia semblait heureuse, assouvie. Les yeux clos, elle reposait contre l'épaule d'Alan, un sourire détendu sur les lèvres. Il n'osait faire un mouvement de peur de la réveiller.
Clignota la petite lumière blanche qui leur enjoignait d'attacher leur ceinture. Le Falcon vira une fois au-dessus de l'aéroport. Alan aperçut la piste balisée de lumières longeant la mer dont les franges d'écume luisaient d'un éclat sourd, lorsque les vagues venaient mourir sur la plage. Il aurait voulu rester suspendu ainsi entre ciel et terre jusqu'à la fin de ses jours, ne plus reprendre contact avec le réel et ses menaces. Les roues de l'appareil touchèrent le sol.
« On arrive ? » demanda Nadia.
Elle alluma le plafonnier, sortit un miroir de son sac et vérifia son maquillage.
« Tu es parfaite », dit Alan.
Il n'ajouta pas qu'elle avait le visage aussi lisse que si rien ne s'était jamais passé entre eux. D'ailleurs, s'était-il vraiment passé quelque chose ? Il regarda à la dérobée ses pommettes hautes, la ligne charnue de sa bouche, l'arc de ses sourcils. Tout était toujours aussi intact dans l'ordonnance de son beau visage. Seulement, pour une raison mystérieuse, le charme n'opérait plus. Alan se sentait vidé de tout sentiment, de tout désir.
En descendant les trois marches de la passerelle, Nadia eut son geste de semeur habituel. Elle fourra dans les mains du pilote, qui était venu les saluer, une liasse de billets de banque.
Norbert dormait dans la Rolls, ses propres ronflements scandés par une musique pop provenant de la radio qu'il avait laissée allumée. Il était cinq heures du matin. A l'est, le ciel commençait à pâlir en une large bande claire.
Au claquement de la portière, Norbert sursauta, passant instantanément de l'état d'abandon du sommeil au maintien stylé du chauffeur de maître.
« A l'hôtel, monsieur ?
— Au Beach, dit Nadia.
— Vous voulez retourner au Beach maintenant ? intervint Alan.
— C'est le bon moment. Ils commencent à être nerveux, fatigués, ils font des erreurs. Tu vas voir ! On va leur faucher quelques millions de dollars de plus ! »
Elle fouilla dans son sac, en ramena une boule de Kleenex qu'elle déplia avec un soin extrême.
« Regarde, Alan… »
Il distingua une petite masse noirâtre qui avait taché le papier d'auréoles brunes.
« Mon fétiche, lança Nadia avec un clin d'œil. Avec ça, rien à craindre ! »
Elle était complètement folle. Il allait ramasser ses plaques au Beach, leur redemander son chèque et filer au plus vite. Il comprit pourquoi, après l'amour, ils ne s'étaient plus adressé la parole dans l'avion : ils n'avaient plus rien à se dire.
« Le cœur frais d'un lapin gris », expliqua Nadia. Alan se détourna pour masquer son dégoût. A l'est, derrière lui, la bande transparente gagnait encore du terrain sur le noir du ciel sombre. Bientôt, le jour se lèverait. Rideau : pour lui, la fête était finie.
« Je te parie à dix contre un que Hadad nous attend. Il sait que je vais revenir. Personne ne m'a encore lancé un défi sans que je le relève ! »
Parle toujours, tu m'intéresses… Dans une demi-heure, Alan serait terré dans son lit. C'était trop compliqué pour lui, il en avait sa claque. Et merde pour Bannister !
« Comment ? Répétez ?… »
La cabine n'était pas aérée. Price-Lynch chassa de la main la fumée de sa Muratti qui l'avait envahie. A travers la vitre, il voyait un défilé de robes du soir, de smokings, de teints couperosés, brûlés de soleil. Emily l'avait regardé d'un air soupçonneux quand, pour la deuxième fois en une heure, il lui avait demandé l'autorisation d'aller se laver les mains. La voix d'Abel Fischmayer lui parvenait mal, couverte parfois par des parasites, des grésillements.
« Alan Pope n'est qu'un petit employé, monsieur Price-Lynch. Nous l'avons crédité par erreur !1 170 400 dollars !
— Quelle erreur, Abel ? »
Ham Burger revoyait l'Américain jeter ses plaques sur le tapis. Sur ce point au moins, il avait la réponse à la question que se posait son fondé de pouvoir. Le petit salaud avait joué contre lui avec le propre fric de la Burger. Autant dire le sien !
« Le virement a été effectué le 21 juillet par la Hackett. Erreur d'ordinateur. Les deux zéros placés derrière la virgule ont été comptabilisé. Il aurait dû normalement toucher 11 704 dollars. Je n'ai pu encore joindre les gens de la Hackett pour savoir à quoi correspondait cette somme. Les bureaux sont fermés… »
Hamilton sentit soudain une présence contre lui. Il tourna la tête : derrière la vitre, Emily le dévisageait d'un regard dur et glacial. Elle était d'une jalousie morbide, non par amour, mais parce qu'elle ne supportait pas qu'un être supposé lui appartenir pût respirer en dehors d'elle.
« Une seconde, Abel… Ne quittez pas !… »
Elle était déjà dans la cabine sans qu'il l'eût invitée à y entrer.
« A qui parles-tu ?
— Fischmayer, dit Hamilton en masquant le combiné de sa main.
— Vraiment ? Passe-le-moi, je vais lui dire un mot… »
Elle lui prit l'appareil des mains, le défia des yeux. Hamilton se paya le luxe de prendre une attitude coupable.
« Allô !… »
A son air dépité, il sut qu'elle venait de reconnaître la voix de son fondé de pouvoir.
« Comment va, Abel !… Oui, oui… »
Asphyxiée par la fumée, elle eut une violente quinte de toux. Il ouvrit la porte de la cabine. Elle eut un geste rageur pour lui intimer de la refermer.
« Oui, Abel, oui… Je suis ravie de vous avoir entendu ! Je vous repasse mon mari… »
Elle lui colla le téléphone dans les mains.
« J'ai envie de rentrer. Dépêche-toi, j'attends ! »
Il la suivit des yeux pendant qu'elle se perdait dans la foule.
« Vous êtes toujours là, monsieur Price-Lynch ?
— Oui, Abel.
— Je vais immédiatement prévenir la police ! »
Ham Burger eut un haut-le-corps.
« La police, pour quoi faire ? Vous êtes cinglé !
— Mais monsieur, il faut bien porter plainte ! Le virement est réellement enregistré ! Supposez qu'il tire des chèques ?
— Payez-les !
— Monsieur Price-Lynch, je ne comprends pas ! Il s'agit de notre argent !
— Si quelqu'un est responsable, c'est vous, pas lui !
— Vous préférez que l'affaire s'ébruite et qu'on raconte partout que la Burger est un foutoir ?
— 1 170 400 dollars !
— J'en fais mon affaire ! Si des chèques se présentent, payez ! Dites à Vlinsky de la fermer et ne remuez plus un doigt ! Attendez mes instructions, c'est compris ?
— Bien, monsieur Price-Lynch.
— Pas un mot à personne, vous m'entendez ?
— Oui, monsieur.
— Parfait, Abel. Je vous rappelle demain. »
Il raccrocha sèchement, s'essuya le front, alluma une Muratti au mégot de la précédente. Il resta un moment immobile dans la cabine, réprimant son envie de crier de joie. Puis, il sortit sans refermer la porte et se dirigea vers la salle de jeux où l'attendaient les autres. Avec un peu de chance, il avait désormais la possibilité d'échapper au désastre.
Читать дальше