Quand il salua le physionomiste, son plan était déjà prêt dans les grandes lignes.
La Rolls s'immobilisa devant le perron du casino.
« Le Palm Beach, monsieur… » dit Norbert.
Il était cinq heures et demie. Pourtant, un voiturier apparut pour ouvrir la portière côté Nadia. Elle descendit, s'étira et offrit son visage aux premiers rayons de soleil.
« Je suis une des rares personnes au monde à voir chaque jour le soleil se lever et se coucher. »
Elle prit distraitement la main d'Alan :
« Évidemment, je dors quand les autres travaillent. Tu viens ? »
La nuit n'avait pas eu de prise sur elle, aucune ombre ne marquait ses yeux violets limpides.
« Je veux rentrer », s'excusa Alan.
Norbert s'éloigna de quelques pas pour étouffer un bâillement discret. Comme tout le monde sur la Côte, il connaissait Nadia Fischler et déplora qu'elle ait pu mettre aussi vite le grappin sur son patron momentané. Il était plutôt sympathique, ce Pope, avec ces airs de ne pas être dans le coup. Très souvent, les clients affichaient une prétention et une morgue insupportables, comme si payer le droit de poser leurs fesses dans une Rolls leur conférait le privilège d'être mufles. Malheureusement, avec la Fischler, Pope allait se retrouver en caleçon, plumé jusqu'à l'os.
« Alan ? C'est une blague ! s'exclama Nadia.
— Je suis crevé, dit Alan.
— Tu ne vas pas me laisser tomber quand les choses vont devenir passionnantes ! Norbert !
— Madame ?
— Rangez la voiture. On revient. »
Elle lui fourra dans la main le reliquat de l'argent liquide qu'elle avait dans son sac. Norbert l'empocha.
« Parfaitement, madame. »
Elle s'empara du bras d'Alan et l'entraîna dans le hall du casino.
« On joue trois coups ! Quitte ou double ! Banco ! Il faut savoir saisir sa chance ! »
Ils passèrent devant la brigade au grand complet des contrôleurs et des physionomistes : ces gens-là ne dormaient donc jamais ?
La salle était toujours éclairée à giorno, bien que toutes les tables fussent fermées, sauf une, à gauche, dans le fond, dont chaque chaise était occupée par un joueur. Selon les instructions de Houdin, les rideaux restaient tirés tant que le dernier client n'était pas parti, fût-ce à midi. Ainsi, se prolongeait la nuit artificielle propre aux rêves, aux poètes et aux fous. Nadia tira Alan jusqu'à la caisse. Encore plus blême que d'habitude, Giovanni Ferrero leva sur elle un sourcil interrogateur.
« C'est un hold-up, Giovanni ! Le fric ! lui jeta-t-elle avec bonne humeur.
— La totalité ?
— Et comment ! Je vais faire sauter ta foutue banque ! »
Elle revivait brusquement, enjouée, séduisante, pleine de feu, les joues roses, l'œil brillant.
« Alan, tu veux un café ? »
Ferrero poussa devant eux une considérable pile de plaques.
« J'ai prélevé l'argent de l'avion. 70 000 francs. Pouvez-vous tous deux me signer le bon ?
— C'est moi qui signe ! » jeta Nadia en paraphant le rectangle de papier rose.
Ferrero s'absorba dans le fond du bureau à des tâches vagues. Il savait que cette pauvre cloche de type ne se libérerait pas d'elle. Il allait jouer et tout perdre. Ferrero en était malade pour lui. Si une bonne fée lui avait donné la chance de se trouver à la tête d'un capital de 1 200 000 francs, il aurait tiré une balle dans la tête de Nadia sans le moindre remords.
« Viens ! »
Les bras chargés de leurs plaques, elle démarra vers la table de chemin de fer. Elle ne l'avait pas encore atteinte. Elle ne savait pas quelle somme était en jeu. Pourtant, les narines dilatées, elle cria banco.
« Banco suivi, lança le croupier en écho… Messieurs, 2 000 000 francs au banco ! »
Alan s'arrêta net, le plexus broyé par un boulet de canon. Il resta debout entre la caisse et la table, foudroyé. Déjà, Nadia s'emparait des cartes que lui jetait le banquier, les retournait.
« 6 à la ponte », dit le croupier.
A son tour, le prince Hadad abattit son jeu.
Dès cinq heures de l'après-midi, le Romano's se vidait de ses clients. A sept heures, ne restaient sur place que quelques pochards attardés. A huit heures, Tom effectuait la fermeture. Il observa d'un coup d'œil furtif Samuel Bannister et un type qu'il ne connaissait pas, attablés sur la banquette au fond de la salle. Le type était costaud, avec une gueule de clergyman, des cheveux gris fer et des lunettes sans monture. Il s'appelait Cornélius Grant, était avocat de profession et avait jadis usé ses fonds de culotte dans la même école que Bannister. Samuel ne manquait jamais de le consulter en douce dans les cas professionnels épineux. Mais aujourd'hui, il s'agissait davantage d'un cas de conscience.
« Je ne te dis pas que le cas existe, Cornélius, je te demande simplement de faire comme si…
— Répète ta salade.
— Voilà. Suppose que par le biais d'une erreur quelconque, un type qui n'a rien demandé reçoive un chèque d'une grosse boîte…
— La Hackett, par exemple ? » suggéra Grant sans avoir l'air d'y toucher.
Samuel leva vivement les yeux sur lui : Cornélius ne le regardait même pas.
« Si tu veux, va pour la Hackett…
— Un chèque de combien ?
— Un gros. Quelque chose comme un million de dollars et plus.
— En quel honneur ?
— Je te l'ai dit, pour rien, une erreur ! »
Grant le dévisagea avec agacement.
« Si tu cessais de jouer au con, Sammy ? On n'envoie pas un chèque pour rien !
— Bon, d'accord. Suppose par exemple qu'on me vire. On me dédommage avec des indemnités. On me doit 10 dollars, j'en reçois 1 000. La boîte se goure de deux zéros, si tu vois ce que je veux dire.
— Très bien. Et alors ?
— Ce chèque, je l'ai entre les mains. Qu'est-ce que je dois faire ?
— N'y touche pas avec des pincettes. Rends-le !
— Je ne peux pas l'encaisser ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que tu risques de graves emmerdes.
— Tom, deux autres ! » lança Bannister en vidant le fond de son verre.
Il se mordilla les lèvres, déprimé. Depuis l'appel d'Alan, il était rongé de remords et se demandait si son propre dépit ne l'avait pas poussé à précipiter son ami dans une aventure sans issue. Après quelques heures de recul, son plan lui apparaissait vaseux, sans consistance.
« En clair, reprit Cornélius, tu me demandes si c'est une escroquerie de profiter d'une erreur qu'on n'a pas provoquée ?
— Exactement ! »
Tom posa les deux verres sur la table en consultant sa montre ostensiblement.
« Sammy, entre nous, dit Cornélius, c'est toi qui as reçu ce chèque ?
— Non.
— J'aime mieux.
— Mais où est la faute ? C'est pas toi qui a commis l'erreur !
— Peut-être, mais tu sais qu'il y a erreur. Accouche… C'est arrivé à qui ?
— Un copain, lâcha Samuel avec un profond soupir.
— Il a encaissé ?
— Il n'a même pas eu à s'en donner la peine. Il a reçu de sa banque un ordre de virement. Le fric était à son compte, tu comprends ?
— Il a tiré dessus ? »
Bannister se tortilla, de plus en plus mal à l'aise.
« Oui.
— Aïe ! Tu sais ce que je lui dirais si c'était mon copain ? Rends le pognon !
— Et s'il a déjà écorné le capital ?
— C'est un moindre mal. C'est lui qui pourrait alors plaider l'erreur, la distraction… Ne te fais pas d'illusions, Sammy, tôt ou tard, il y aura plainte. Même pour un million de dollars, je ne prendrais pas le risque d'essayer ! »
Tom rangea bruyamment quelques tabourets. Bannister jeta sur la table un billet de 10 dollars chiffonné. Grant et lui étaient amis d'enfance. Pourtant, il n'eut pas le courage de lui avouer qu'il était l'instigateur de l'opération. Cornélius se leva, lui donna une claque sur l'épaule.
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