« Ne te casse pas trop la tête. Rien ne prouve que, juridiquement, j'aie raison. Après tout, c'est à celui qui commet l'erreur d'en supporter les conséquences. » Samuel ne l'écoutait plus. Sa seule idée était de prévenir immédiatement Alan de tout laisser tomber !
Alan dut s'asseoir tant ses jambes flageolaient. La chaise dorée craqua sous son poids. Il était à une dizaine de mètres de la table de chemin de fer, trop près pour ne pas entendre les exclamations, trop loin pour observer les mimiques. Sur un seul coup, Nadia venait de perdre 2 000 000 francs contre le prince Hadad ! Il se releva malgré lui, fasciné par l'horreur dont il venait d'être le témoin et la victime, se rapprocha de la table entourée d'une électricité presque palpable. Un léger sourire amusé sur les lèvres, Hadad venait de remettre en jeu les deux millions gagnés à Nadia.
Il l'observa avec l'expression gourmande du chat guettant une souris. Elle ne cilla pas.
« 2 000 000 au banco, dit le croupier. Messieurs, faites vos jeux ! »
Silence de cathédrale… Puis, la voix tendue et froide de Nadia :
« Banco. »
Le croupier lui jeta un coup d'œil aigu et annonça :
« Banco suivi. Cartes… »
Le prince, les deux mains posées bien à plat sur le sabot, ne fit pas un geste pour donner.
« Madame… », insista-t-il en dévisageant Nadia.
Elle n'ignorait pourtant pas qu'on devait « éclairer », c'est-à-dire étaler bien en vue la somme risquée sur le coup. Or, elle n'avait devant elle que 400 000 francs.
« Une seconde », dit-elle.
Elle planta ses yeux violets dans ceux d'Alan et lui lâcha d'une voix sourde et basse :
« Ne me laisse pas humilier par ce type ! Je sais que tu as un crédit de 500 000 dollars à la caisse ! Va le chercher ! »
Incapable de proférer le moindre son, Alan secoua la tête de droite à gauche. Il s'aperçut avec épouvante que tous les regards étaient braqués sur eux dans un silence à couper au couteau.
« Vas-y ! » répéta Nadia.
Le prince pianota avec impatience sur le tapis de façon à être vu de toute la table.
« Je te les rends tout à l'heure ! Tu ne risques rien ! Va ! »
Elle se retourna vers le prince, le toisa avec arrogance.
« Une seconde… »
Elle planta ses doigts dans le bras d'Alan et le poussa vers la caisse.
« Giovanni ! Fais-moi tomber ce qu'il a à son crédit ! »
Ferrero jeta un regard interrogateur à Alan.
« Fais ce que je te dis ! ordonna Nadia. Il est d'accord ! »
Nouvelle interrogation muette du caissier.
« Merci ! dit Nadia à Alan qui restait planté la bouche ouverte. Giovanni ! »
Ferrero poussa un soupir et étala les plaques sur le comptoir. Nadia s'en empara sans plus s'occuper d'Alan et se rendit à la table à petits pas raides. Ferrero tourna le dos à Alan qui visa la chaise la plus proche et s'y effondra. Il chercha vainement de l'air. Il étouffait. Il maudit sa faiblesse. Dans un brouillard ouaté, il entendit prononcer à haute voix le mot « Cartes ! » Paralysé d’angoisse, il ferma les yeux et adressa au ciel une prière muette. Il repoussa l'image de Bannister qui l'assaillait : si le malheureux Sammy avait assisté à ce qui se passait, il serait mort sur-le-champ !
La duchesse de Saran ne s'exposait qu'au soleil matinal, et encore, le corps protégé par des voiles transparents. Dès l'ouverture du Palm Beach, son chauffeur la déposait devant l'entrée de la piscine qui s'ouvrait sur la mer. Elle réservait pour la saison l'une des cabanes privées — une vingtaine en tout — qui surplombaient la plage et préservaient leurs occupants des regards indiscrets des autres baigneurs. On pouvait tout faire dans les cabanes. Manger, boire, être complètement nu, se doucher au jet, faire l'amour ou la sieste.
Le duc, son mari, ne venait habituellement la rejoindre que vers midi. Tôt le matin, l'endroit lui appartenait. Les maîtres nageurs installaient les lits de camp que les clients se disputeraient quelques heures plus tard à grands coups de pourboires. Mandy avait essayé deux ou trois de ces athlètes, pour voir, mais n'avait pas jugé leurs performances dignes de leur plastique hérissée de muscles. En outre, ils étaient trop sains pour son goût, hâlés et costauds, simples et robustes dans les étreintes, dépourvus d'imagination.
Son sac de plage balancé à bout de bras, le visage protégé par un immense chapeau de paille noir, les yeux recouverts de lunettes noires, ses voiles blancs flottant autour de son corps mince à la peau délicate, elle émergea des cabines souterraines, et longea le bar pour se rendre à sa cabane.
C'est alors qu'elle vit sortir du restaurant désert séparant la piscine des salles de jeux un jeune homme au visage défait, à la barbe naissante, aux yeux clignotant sous la lumière trop vive du soleil déjà haut. Elle s'arrêta, fascinée. Le type puait la nuit. Probablement un cinglé qui émergeait du tout-va après une nuit d'insomnie. Il avait l'air vidé, son visage se marquait d'ombres.
« Monsieur !… »
Alan eut un regard circulaire pour voir si c'était bien à lui qu'on adressait la parole. Il titubait de fatigue, cherchant désespérément à comprendre comment Nadia, non seulement avait perdu l'argent gagné la veille, mais encore, l'avait convaincu de lui avancer les 200 000 dollars en traveller's chèques confiés au coffre du Majestic. Sans parler de son crédit de 500 000 dollars qui s'était volatilisé en un seul banco. Elle n'avait dit la vérité que sur un point : « Je jouerai trois coups, trois coups seulement ! » Trois coups perdants qui le condamnaient à mort.
« Pouvez-vous me rendre un service ? »
Il la regarda sans répondre, les bras ballants, tordu d'angoisse, ébloui par le soleil. A l'intérieur du casino, la partie continuait. Nadia ne l'avait même pas vu s'en aller. En passant dans le hall, il avait vu à travers un rideau entrouvert l'étincellement d'une eau verte et moirée. Il s'était glissé dans l'entrebâillement d'une baie vitrée, avait traversé l'immense salle où avaient lieu les galas les jours de pluie ou de mistral. A sa droite, une vaste estrade sur laquelle reposaient des instruments de musique. A gauche, la salle noyée de soleil, jalonnée de tables et de centaines de chaises. Devant lui, la piscine. Plus loin, la mer et le ciel, striés verticalement par les mâts des bateaux. Et cette grande femme pâle sans visage, enveloppée de voiles transparents…
« Suivez-moi, ce n'est pas loin. »
Abruti de fatigue, incapable de réfléchir, il lui emboîta le pas. Une seule idée en tête : plonger dans cette eau fraîche, s'y enfouir, se laisser porter par elle à l'infini, s'y laver, s'y noyer. Il observa machinalement la démarche dansante et souple de l'inconnue.
« C'est ici… »
Il pénétra dans une cabane à ciel ouvert aux parois de paille. Deux lits de camp, une table, deux chaises, une douche, un parasol. Mandy déposa son sac de plage par terre, s'accroupit et en ramena un flacon d'huile solaire. Alan la regardait faire, vaguement intrigué. Il la vit faire voler ses voiles par-dessus sa tête et s'aperçut avec stupeur que son corps était recouvert d'ecchymoses bleuâtres. Elle surprit son regard mais ne jugea pas utile de lui expliquer qu'il s'agissait d'un souvenir laissé sur la peau par un plombier. Elle lui tendit le flacon. Il s'en empara. Elle s'allongea à plat ventre sur un des lits, dégrafa son soutien-gorge, fit glisser son slip le long de ses cuisses sans enlever ni son chapeau ni ses lunettes. Il ne connaissait pas son nom. Jusqu'à présent, il n'avait même pas ouvert la bouche. Il se borna à constater qu'elle était nue. Sans penser plus loin.
« Faites couler l'huile sur mon dos. »
Il déboucha le flacon, le pencha avec tant de maladresse que la moitié du liquide se répandit dans le creux de ses reins.
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