« Père ! dit l'aîné, faites-nous des petits bateaux ! »
Hadad fouilla dans ses poches en souriant. Dix minutes par jour avant d'aller se restaurer, faire l'amour et dormir, rien ne lui était plus doux que de faire plaisir à sa progéniture.
Alan vida progressivement ses poumons et se laissa couler au fond de la piscine. Trois mètres d'eau au-dessus de la tête, il s'étendit sur le carrelage de céramique bleue, y demeura aussi longtemps que possible. Il remonta à la surface avec la mollesse d'une algue. Il inspira profondément, agrippé au rebord du bassin. Les yeux fermés, il entendit tout près de lui des rires d'enfants et écarta de la main des morceaux de papier qui lui frôlaient désagréablement le visage. Les rires redoublèrent. Il ouvrit les yeux. L'endroit où il avait fait surface était sillonné de bateaux en papier que trois gosses, dont l'aîné devait avoir à peine dix ans, poussaient sur les vaguelettes. Derrière eux, plusieurs nurses et le prince Hadad. Un des petits navires heurta l'arête de son nez. Alan le repoussa, y jeta un coup d'œil machinal et, d'émotion, but une tasse : comme le reste de la flottille, il avait été confectionné avec un billet de 500 francs !
« Ahmed ! s'emporta le prince Hadad contre son fils. Excusez-le, je suis désolé ! »
Alan se hissa péniblement sur le rebord du bassin, secoua la tête et glissa. Pour lui éviter de tomber, Hadad lui prit la main, perdit l'équilibre à son tour et s'accrocha à ses épaules. Perçue par les spectateurs, la scène ressemblait à une accolade prolongée et affectueuse.
« Bravo pour votre banco gagnant… » dit le prince en reconnaissant Alan.
Il ne lui lâchait toujours pas la main.
« Malheureusement, précisa-t-il en feignant d'être désolé, je viens de gagner la deuxième manche. J'ai tout repris à votre partenaire.
— C'est le jeu, dit Alan comme s'il avait été un vieil habitué des tapis verts.
— Je m'appelle Hadad. Prince Hadad.
— Alan Pope.
— Très heureux. Je serai ravi de vous offrir une revanche. »
Alan se rappela la phrase de Samuel : « Comporte-toi toujours comme si tu étais riche. »
« Merci, dit-il. Pourquoi pas ? »
Ils se serrèrent la main une fois de plus. Alan repartit vers son lit sans remarquer la fille blonde qui, à cinq mètres à peine de lui, renvoyait au large du bout des orteils un navire-billet que le vent avait poussé vers elle. Le prince Hadad loucha instantanément vers la ligne fuselée de ses jambes blanches. Elle était assise au bord de la piscine, les jambes pendant dans l'eau. Elle releva son visage pour l'offrir au soleil. Hadad eut un choc : Marilyn ! Il avait vu dix fois tous ses films qu'il s'était fait projeter dans sa salle de cinéma où le plafond faisait office d'écran, le maître de maison et ses invités étant couchés sur un lit de quatre mètres sur quatre. Marilyn avait hanté ses nuits. Elle était là ! Un prince n'adressait jamais directement la parole à une femme. S'il désirait la connaître, il lui déléguait un ambassadeur, en l'occurrence, Khalil. Mais Khalil l'attendait au Majestic avec les putains-somnifères, le coiffeur Gonzalez, et le repas que Mario devait tenir au chaud dans sa camionnette transformée en cuisine roulante.
Pour la première fois de sa vie, Hadad transgressa un de ses principes. Il s'approcha de l'inconnue qui lui tournait le dos, se pencha sur sa nuque et lui murmura en anglais :
« Je suis le prince Hadad. Vous aimez mes petits bateaux ? »
Ce fut peut-être un cauchemar qui l'éveilla. Peut-être l'ombre.
« Hello ! »
Une silhouette d'homme s'interposait entre le soleil et Alan qui n'en percevait que la forme générale sans en distinguer aucun détail. Posé sur une petite table métallique, le plateau contenant le repas qu'il avait commandé. Il souleva le couvercle d'un plat, trempa un doigt dans les œufs : ils étaient chauds. Il apprit ainsi qu'il ne s'était assoupi que quelques minutes.
« Vous me reconnaissez ? dit la voix. Nous avons joué l'un contre l'autre ! »
L'homme se déplaça de façon à se montrer en plein soleil. Encore ébloui, Alan identifia un short bermuda d'un bleu délavé, une chemisette genre tennisman. Au-dessus du col de la chemise, un cou de dindon supportant la tête de Hamilton Price-Lynch. Alan se dressa d'un bond.
« Ne vous levez pas, cher ami ! Mangez, je vous en prie, vos œufs vont refroidir !… Hamilton Price-Lynch, enchanté !
— Pope… Alan Pope…
— Américain ?
— Oui.
— Côte Est ?
— New York.
— Moi aussi ! Mangez, mangez… »
Alan s'attaqua à ses œufs. Il les mâchouilla comme s'il se fût agi d'une viande trop dure : rien ne passait.
« En vacances ?
— Oui… bredouilla-t-il en essayant désespérément d'avaler la bouchée qui refusait de quitter le rempart de ses dents.
— Quel beau pays, n'est-ce pas !… J'y viens depuis dix ans avec ma femme. Où êtes-vous descendu ?
— Majestic.
— Nous aussi !
— Vous êtes arrivé quand ?
— Hier. »
Il était possible que les flics fussent en attente derrière lui, cachés dans un coin d'ombre.
« Vous êtes dans quelle branche, monsieur Pope ? »
Alan lui désigna la bouteille de vin.
« Avec plaisir, dit Price-Lynch. J'espère que je ne vous dérange pas ? »
Réprimant le tremblement de ses mains, Alan lui servit à boire, haïssant Bannister de n'avoir même pas prévu ce genre de question.
« Pas du tout », bafouilla-t-il.
Ham Burger trempa les lèvres dans son verre.
« Il est très bon. Excellent… Quel genre d'affaires traitez-vous, monsieur Pope ? »
Alan feignit de s'absorber dans la confection d'une tartine de beurre.
« Des affaires… »
Hamilton lui jeta un regard plein de considération.
« Passionnant ! »
Il prit un temps et laissa tomber avec négligence :
« Je suis dans la banque. Mais peut-être connaissez-vous ?… La Burger. »
Alan s'étrangla, trouvant brusquement au vin un goût de vinaigre.
« Nous avons une trentaine de succursales. »
Alan se concentra intensément sur le plat où surnageaient dans l'huile des résidus de ses œufs, les essuyant farouchement du bout de sa fourchette sur laquelle il avait planté un morceau de pain. Il n'osait plus lever les yeux sur Price-Lynch.
« Vous aimez les œufs, hein ? »
Pourquoi continuer ce jeu idiot ? La phrase se forma dans sa tête : « OK, Price-Lynch, cessons de jouer au con, je baisse les bras, faites-moi coffrer ! »
« Votre partenaire ne manquait pas d'estomac, hier soir. Il a dû vous falloir un sacré cran pour la suivre, chapeau ! On dit qu'elle est suicidaire : elle aime perdre. Aimez-vous perdre, monsieur Pope ? »
Comme Alan ne répondait rien, il ajouta :
« Moi pas. J'adore gagner ! »
Il se redressa, salua de la tête.
« Votre vin était exquis, monsieur Pope. A très bientôt, nous nous reverrons sûrement. Je suis charmé d'avoir fait votre connaissance ! »
Il se faufila entre les lits dont la plupart étaient maintenant occupés. Le soleil tapait très durement. Alan s'enveloppa dans sa serviette. Il avait froid.
« Vous avez vu le journal ? » demanda Cesare di Sogno à Goldman.
Il exhibait fièrement un Nice-Matin. En page 4, sur trois colonnes, s'étalait une photo les représentant sur l'estrade du Majestic. Légende : « Cesare di Sogno remet le prix Leader à Louis Goldman. »
« Et ce n'est qu'un début ! dit Cesare. Attendez donc les quotidiens de Paris et les magazines ! »
Il avait eu la malchance de se laisser coincer par Marc Gohelan en quittant le Majestic. Pourtant, il était sorti par la porte de service.
Avec courtoisie, Gohelan lui avait demandé si la note de la réception devait être mise sur son compte ou sur celui du producteur.
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