« Goldman ! » avait lâché Cesare sans broncher.
Il appréhendait l'instant où Goldman, questionné de la même façon, répondrait « Cesare di Sogno ! »
« Un triomphe, Lou !… Un triomphe !… Vous avez une table ce soir ?
— Et vous ?
— Je suis invité de tous les côtés, c'est affreux ! Je ne voudrais fâcher personne. Qui avez-vous à la vôtre ?
— Des tas de gens… dit Goldman sans se compromettre.
— Pourquoi ne pas faire table commune ?
— Avec qui ?
— Les Hackett, les Price-Lynch, le duc et la duchesse de Saran…
— Vous connaissez le duc ? s'étonna Goldman.
— Très, très vieux amis à moi ! Mandy est une copine ! »
Désireux de le mettre dans sa poche, Cesare prit le risque d'ajouter :
« Venez donc vous joindre à nous avec votre femme et vos amis… Bien entendu, vous êtes mes invités !
— Pas question ! affirma Goldman qui n'avait pu réussir à avoir une table. Je veux bien accepter, mais à condition que ce soit moi qui invite ! »
Occasion inespérée de rebrancher l'industriel et le banquier sur La Nuit où mourut le soleil.
« Mes amis ne me le pardonneraient pas ! protesta Cesare. Alors, d'accord, j'arrange tout ! »
Il se dirigea vers le bar, tout de blanc vêtu, une serviette de tennisman passée négligemment autour du cou. L'ennui, c'est qu'il n'était invité par personne.
Alan courait sur le tapis, franchissant les douzaines, tournant autour de l'impair, feintant du rouge au noir, tentant désespérément d'échapper au râteau du croupier qui voulait le prendre pour le jeter dans un tas de grosses plaques roses. Mais il était trop tard. Il s'immobilisa sur le zéro, son chiffre prédestiné, et attendit qu'on le ratisse…
« Hello… »
Péniblement, il chercha à s'évader des brumes de son cauchemar.
« Vous êtes en train de virer à l'écarlate. »
La voix n'était pas désagréable et s'exprimait en anglais. Sans savoir à qui elle appartenait, Alan lui fut reconnaissant de le tirer de son rêve. Il mit sa main en abat-jour devant ses yeux. La réverbération était insoutenable.
« Je m'appelle Sarah. Sarah Burger. »
Ses muscles se crispèrent.
« Ne bougez pas ! dit Sarah. Je viens en ambassadeur. »
Alan réussit à s'asseoir sur le bord de son lit de camp.
« Pope… Alan Pope… »
Elle s'assit à ses côtés.
« Je sais. Au nom des deux familles, je suis chargée de vous inviter ce soir au gala de charité.
— Quelles familles ? bredouilla Alan.
— Les Burger et les Hackett. Autant dire les Capulet et les Montaigu. »
Elle n'était ni belle ni laide et pourtant, il y avait rupture d'harmonie quelque part. Prises séparément, les différentes pièces de son anatomie étaient parfaites. Rien à dire des jambes, des grands yeux marron, des cheveux châtains, de la bouche ironique, des mains, de la ligne des épaules. C'était l'ensemble qui clochait. La nature avait rendu impossible ce mariage de perfections multiples.
« Alors, c'est oui ? »
Il s'imagina avec terreur trônant entre les deux hommes à qui il devait d'être ici, Arnold Hackett, Hamilton Price-Lynch.
« Je dois vous avouer que les galas m'assomment et que la charité me navre. Les rombières à chien chien ne sont pas mon fort. Vous aimez les chiens ?
— Les gros, dit Alan.
— Et les rombières ?
— J'en connais peu.
— Vous avez tort. Elles ont des raffinements dans la cruauté qui nous dépassent. La jeunesse des autres les rend malades. Elles sont parfois étincelantes dans la vacherie. J'aime la vacherie. Au moins, on sait où on va. Vous m'êtes sympathique. Vous paraissez plutôt inoffensif. Hamilton vous a décrit comme le plus redoutable intermédiaire de l'Arabie Saoudite. Je n'en crois pas un mot. Pourtant, le prince Hadad a l'air de vous adorer. Il ne serre pas tout le monde dans ses bras comme vous ! »
Derrière ses verres teintés, Alan ouvrit des yeux ronds.
« Vous connaissez Hamilton ? enchaîna-t-elle.
— Non.
— Allons donc ! Vous l'avez plumé hier soir au chemin de fer. Vous bavardiez avec lui il y a dix minutes à peine. Le petit bonhomme… C'est le caniche nain de ma maman, elle a cru intelligent de l'épouser. Une femme de fer dans un corset de velours. Qu'est-ce qu'il vous a raconté ? »
Alan secoua la tête en signe d'ignorance.
« Il vous a forcément dit quelque chose. Il n'adresse la parole aux gens que s'il en espère un avantage. Expliquez-moi, monsieur Pope… Quel genre d'avantage peut bien attendre de vous Ham Burger ?
— Je ne sais pas.
— C'est un salaud. Le pire cochon de salaud que la terre ait jamais enfanté ! »
Mal à l'aise, Alan changea de position.
« Quittez vos lunettes. Je voudrais voir vos yeux. Quittez-les ! »
Alan s'exécuta, clignant des paupières sous la brûlure de la lumière.
« Vous avez un regard d'innocent ! Vous voulez un conseil ? Quoi que mon beau-père vous propose, refusez ! Ce soir, je vous tiendrai la main, je l'empêcherai de vous dévorer ! »
Alan remit ses lunettes.
« Je ne suis pas libre.
— Menteur ! Rendez-vous à neuf heures dans le hall du Majestic. Nous partirons ensemble. Merci d'avoir accepté, ne soyez pas en retard ! »
Elle s'éloigna avec assurance. Ébahi, il se traîna jusqu'à la piscine et s'y laissa choir.
« Vlinsky, vous êtes un âne !
— Oui, monsieur Fischmayer.
— Vous venez de commettre la plus grave des fautes professionnelles !
— Moi ?
— Vous ! D'ores et déjà, j'émets toutes les réserves sur la suite de votre carrière dans cette maison !
— Mais, monsieur Fischmayer…
— Taisez-vous ! Nous versons inconsidérément 1 170 400 dollars à un client et vous ne vous en apercevez même pas ? A quoi servez-vous à la Burger ?
— Je vous demande pardon, monsieur Fischmayer, mais je vous avais signalé le découvert !
— Vous ne m'avez jamais rien dit ! Jamais ! »
Tant de mauvaise foi donna le courage à Vlinsky de faire front.
« 327 dollars, monsieur Fischmayer ! Je le jure ! Ici même, dans votre bureau !
— 327 ! hennit Fischmayer. Que voulez-vous que j'en fasse ? »
Il comprit que le téléphone devait sonner depuis un moment. Il l'arracha de son support tout en menaçant Vlinsky du doigt.
« Je ne suis pas là ! aboya-t-il en raccrochant sans lâcher son employé de l'œil.
— Vous avez le culot de me parler de 327 dollars quand plus d'un million vous file sous le nez ! Pope ! Un inconnu ! Vous n'avez même pas eu la puce à l'oreille ! »
Nouveau grelot du téléphone…
« Je viens de vous dire… » hurla Fischmayer.
Vlinsky le vit soudain se figer et écouter attentivement tandis que ses yeux tournaient comme des billes dans ses orbites. Il masqua le bas de l'appareil de la paume de sa main.
« Vlinsky ! Sortez !
— Un dernier mot, monsieur Fischmayer…
— Dehors » !
A son teint rouge cramoisi, Vlinsky se rendit compte que l'instant ne se prêtait pas au dialogue. Il battit en retraite sur la pointe des pieds, referma très doucement la porte derrière lui.
« Comment allez-vous, monsieur Price-Lynch ? dit Fischmayer d'une voix changée.
— Bien, Abel, bien… Vous avez parlé à Vlinsky ?
— A l'instant même, monsieur Price-Lynch.
— Pouvons-nous compter sur sa discrétion ?
— Certainement !
— Avez-vous reçu des chèques signés par Alan Pope ?
— Pas encore, monsieur.
— Si le cas se présente, vous savez ce que vous avez à faire ?
— Oui, monsieur Price-Lynch. Je paie.
— Parfait, Abel. Maintenant, écoutez-moi bien… J'ai d'autres instructions urgentes à vous donner à propos de ce client… »
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