« Elle m’a l’air bonne ! commenta le preneur de son quand le musicien eut achevé sa dernière mesure. Qu’est-ce que tu en penses, Maria ?
— Oui…
— Tu veux en faire une autre ? demanda-t-il.
— Non, non… ça va comme ça. Merci ! répondit-elle hâtivement en se levant. Il faut que j’y aille, Ted ! lui lança-t-elle de l’autre côté de la vitre. Merci, vous avez été parfait ! » dit-elle au musicien.
Puis elle tira Christmas par le pan de sa veste et sortit de la salle des concerts. Elle jeta un coup d’œil alentour, se dirigea à grands pas jusqu’au bout du couloir, ouvrit une porte et inspecta l’intérieur. Puis elle attrapa Christmas, le tira à sa suite, referma à clef et l’embrassa avec passion. Christmas la souleva sous les bras et la posa sur le rebord du lavabo, qui émit d’inquiétants grincements.
« Dépêche-toi ! » dit Maria.
Christmas souleva sa jupe, avec la fougue à laquelle Maria s’attendait, et il la pénétra. Elle s’accrocha à ses cheveux avec fureur, l’embrassant, l’attirant toujours plus profondément en elle et gémissant de plaisir. Ils eurent bientôt le souffle court et haletèrent à l’unisson jusqu’à l’instant final, lorsqu’ils tombèrent à terre, le lavabo s’étant détaché du mur.
« Tu t’es fait mal ? demanda Christmas.
— Non ! rit Maria. Mais partons vite, autrement ils vont nous obliger à rembourser ! et elle rit encore.
— J’adore les filles qui rient ! » s’exclama Christmas.
Ce soir-là, en rentrant chez lui, il aperçut Santo sur le trottoir d’en face, main dans la main avec une jeune fille un peu laide, petite et grassouillette. Il s’arrêta pour les observer. Santo, comme s’il avait senti sur lui le regard de son ami, se retourna, et ses yeux croisèrent ceux de Christmas. À la faveur de la lumière d’un réverbère, Christmas vit Santo qui rougissait et baissait les yeux, avant de continuer son chemin comme s’il ne l’avait pas vu. Christmas sourit et pénétra dans le hall décrépi du 320 Monroe Street. Il commença à gravir l’escalier en sifflotant l’air de jazz que le cornet avait joué ce jour-là, dans la salle des concerts. Mais, arrivé au palier intermédiaire, il s’arrêta et tendit l’oreille, à l’écoute de voix fortes et très animées qui provenaient du rez-de-chaussée.
« Voilà, c’est lui, le père de Carmelina ! entendit-il le père de Santo crier sur le pas de sa porte, s’adressant à son épouse qui, depuis trois ans, était clouée au lit et refusait de mourir, contrairement aux pronostics des médecins. Antonio, c’est mon collègue de la cale treize depuis… depuis combien d’années est-ce qu’on décharge des marchandises, Tony ?
— Ne les compte pas, s’te plaît, tu vas nous vieillir encore plus ! répondit l’autre docker. Faut plutôt penser à nos gosses, eux ils sont jeunes ! Et faut espérer que leur mariage sera aussi heureux que les nôtres !
— C’est vrai, dit son compagnon. Entre donc, et trinquons à la santé de ta Carmelina et de mon Santo ! »
Christmas entendit la porte de l’appartement des Filesi se refermer. Alors il se posta à l’étroite fenêtre du palier, qui donnait sur Monroe Street. Et il reconnut Santo, dans un coin sombre de la rue, qui attirait à lui Carmelina, sa fiancée un peu laide, et qui l’embrassait en passant les mains sur ses épaules, avec maladresse.
« Trop de précipitation ! » rit-il doucement à l’intention de son ami. Puis, s’éloignant, il recommença à siffloter le motif de jazz. Mais il sentait une légère mélancolie le gagner. Parce que la seule chose qui lui avait permis de se sentir vivant, ces dernière années, c’était les femmes.
Mais il avait perdu Ruth.
« Je te trouverai ! » fit-il.
Newhall — Los Angeles, 1926–1927
Le dimanche, son père et sa mère venaient lui rendre visite. Son père lui disait à peine bonjour, posait un baiser hâtif sur sa joue et puis se mettait dans un coin. Ruth et sa mère s’asseyaient dans le patio. Elles voyaient les autres fantômes errer dans le jardin, sous le regard attentif des infirmiers en blouse blanche. Sa mère parlait. Mais pour ne rien dire. Elle parlait parce que c’était ce qui se faisait. Alors elle le faisait. Une heure après, ils repartaient. « Il se fait tard » disait la mère. « Oui, il se fait tard » répétait le père. « À dimanche prochain » concluait la mère. Le père était déjà en voiture, portière ouverte. Ce n’était pas la Hispano-Suiza H6C. Ni la Pierce-Arrow. C’en était une autre. Plus vieille. Moins étincelante. Sans chauffeur.
Cependant, ce dimanche-là, sa mère lui avait parlé de quelque chose :
« Ton père, ce raté, a perdu presque tout notre argent dans l’affaire Phonofilm. Personne ne veut de ce truc, à Hollywood ! La Warner Brothers utilise le Vitaphone, William Fow le Movietone, et la Paramount le Photophone. Personne n’en veut, du Phonofilm, et DeForest a fait faillite ! Et nous avec lui, ou peu s’en faut…
— Laisse-la tranquille ! était intervenu le père, pour la première fois depuis qu’ils lui rendaient visite. Qu’est-ce que ça peut lui faire… dans son état…
— Il faut qu’elle sache, avait poursuivi la mère.
— Mais tu ne vois pas qu’elle ne t’écoute même pas ? et il avait secoué la tête.
— Il faut qu’elle sache ! avait-elle répété, glaciale, comme toujours.
— Mais laisse-la tranquille ! » s’était-il exclamé. D’une voix dure. Presque forte. Presque déterminée.
Alors Ruth, pour la première fois, avait tourné la tête pour le regarder.
Et son père lui avait presque souri.
Et, pendant un instant, Ruth avait eu l’impression qu’il ressemblait à son grand-père.
« Il se fait tard, avait déclaré la mère, se levant et enfilant ses gants.
— J’arrive tout de suite. Attends-moi dans la voiture, avait alors déclaré le père, rompant la liturgie dominicale, tandis que sa fille et lui ne cessaient de se regarder.
— Il se fait tard » avait insisté la mère, se raidissant et se dirigeant vers la voiture, garée sur le gravier de l’allée.
Alors le père s’était assis près de Ruth. C’était la première fois, depuis tous ces mois, qu’il le faisait. Il avait sorti de sa poche une boîte noire en carton rigide. Il l’avait ouverte pour en extraire un petit appareil photographique. « C’est un Leica I, avait-il commencé à expliquer, comme tout père dans ce genre de situation, tournant l’appareil entre ses mains. C’est allemand. La pellicule est déjà dedans. L’appareil a un objectif de 50 mm. Et un télémètre… là, tu vois ? Ça sert pour la mise au point, pour mesurer les distances. » Il l’avait tendu à sa fille. « Tu mets ton œil dans ce viseur. Ce que tu vois, c’est ce que tu photographies. Il suffit d’appuyer sur ce bouton, là. Mais d’abord, il faut régler le temps d’ouverture du diaphragme. Moins il y a de lumière, plus tu dois lui laisser de temps. »
Ruth était restée immobile, les yeux fixés sur les mains de son père tenant l’appareil. Mais elle ne le prit pas. La voix de son père, soudain douce, résonnait dans ses oreilles. Elle se dit qu’elle ressemblait un peu à celle de son grand-père.
« Quand tu as pris une photo, avait-il poursuivi, il faut faire avancer la pellicule en faisant tourner cette roulette, comme ça… dans ce sens. »
Ruth n’avait pas bronché.
Alors il avait posé l’appareil photographique sur ses genoux et était demeuré quelques instants silencieux.
« Ce que t’a dit ta mère est vrai, avait-il repris mais d’une voix différente, fatiguée et vaincue — faible. On a presque tout perdu. On est en train de vendre nos objets de valeur. Mais on dirait que la ruine a une odeur, tu sais ? Les gens nous sentent arriver de loin. Tous des charognards ! Ils me proposent des sommes ridicules, car ils savent que je ne peux pas dire non. Et j’ai dû aussi mettre en ventre la villa de Holmby Hills… » et là il s’était interrompu, comme s’il n’avait plus la force de poursuivre.
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