Cyril était assis à sa place. Il se retourna sans mot dire.
Christmas croisa son regard.
« Excusez-moi, Mister Davies, articula-t-il d’une voix frémissante de rage.
— Si t’as envie de casser quelque chose, viens donc par là et rends-toi utile. Il y a pas mal de mariages juifs à célébrer » proposa Cyril.
Christmas s’approcha de l’établi, de mauvaise humeur :
« De quoi ? »
Cyril sourit :
« Je les appelle comme ça parce que, lors de leurs mariages, les juifs mettent un verre dans un mouchoir et puis le brisent (et là il indiqua une grosse boîte à Christmas). Là-dedans, il y a plein de lampes de radio mortes. Tu prends ce chiffon et le marteau. Tu les casses et tu mets la cathode dans ce conteneur, l’anode dans celui-là, et les grilles de contrôle ici.
— OK, fit Christmas d’un air sombre.
— Quand tu te seras assez défoulé, il faudra que tu grimpes au cinquième, à la salle des concerts. Tu saurais monter un micro ?
— Heu, pas vraiment…
— Merde, mais qu’est-ce c’que j’en fais, d’un assistant qui sait rien faire ? ronchonna Cyril. Maintenant, tu m’as vu faire des dizaines de fois ! C’est un truc que n’importe quelle andouille saurait faire.
— …bon, OK.
— Ah, bien ! »
Alors Cyril se tourna et se pencha à nouveau sur son établi.
Christmas prit la boîte contenant les lampes abîmées et commença à les casser avec rage, les écrasant sous de furieux coups de marteau. Il en brisa plus de cinquante. Puis il cessa. Il observa Cyril, occupé à réparer un tableau électrique. Ensuite il inspira puis expira profondément :
« Je suis désolé pour ce qui s’est passé, Mister Davies, lâcha-t-il.
— Si t’as fini de faire tout ce potin, ça te dérangerait pas trop d’aller monter le micro au cinquième ? Sans te presser, bien sûr ! La N.Y. Broadcast est à ton entière disposition, hein ! » lança Cyril.
Christmas sourit, jeta le verre brisé dans la poubelle et prit la boîte du microphone :
« J’y vais, Mister Davies ! fit-il.
— Et arrête donc avec ce Mister Davies, couillon ! Tu veux vraiment que tout le monde se foute de ta gueule ? »
La salle des concerts était ainsi appelée parce que c’était la plus vaste salle de la N.Y. Broadcast, et elle était équipée pour accueillir un orchestre de quarante musiciens. Christmas y était déjà allé avec Cyril et, dès le premier coup d’œil, il avait été fasciné par sa forme en amphithéâtre, avec ses emplacements surélevés pour les musiciens. Sur le mur du fond s’ouvrait un grand rectangle de verre, derrière lequel on apercevait la cabine où s’asseyaient les techniciens du son. Au centre, il y avait un micro séparé des autres : c’était la place du soliste ou du chanteur. Sur la droite, un immense piano à queue, noir et luisant.
« Ah, tu en as mis du temps, pour arriver ! » lança une voix derrière lui.
Christmas se retourna et vit débarquer par une petite porte insonorisée une femme de vingt-cinq ans environ, à la peau brune et à la longue crinière de cheveux noirs comme la nuit, épais et bouclés.
« Allez, dépêche-toi ! fit-elle, parlant avec un léger accent hispanique. Je vais appeler le preneur du son.
— Mais je…
— Je t’en prie, ne me fais pas perdre encore plus de temps ! s’exclama-t-elle d’un ton expéditif mais chaleureux. Là, au micro du soliste ! (Et elle indiqua à Christmas l’emplacement au centre de la salle). Tu as apporté la partition ?
— Heu, non, vous savez…
— Ah, j’en étais sûre ! et elle rit, dévoilant une rangée de dents blanches et parfaites. Vous êtes tous les mêmes ! D’accord, je vais la chercher. J’en avais fait faire une copie en plus », et elle se dirigea vers l’entrée qu’avait empruntée Christmas.
À cet instant, par la même porte, surgit un homme d’une quarantaine d’années, un étui noir sous le bras.
« Et vous, qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Vous m’avez appelé pour une séquence de cornet à pistons, expliqua l’homme en brandissant son étui noir.
La femme se retourna vers Christmas :
« Mais alors, tu es qui, toi ?
— Moi, je dois monter un microphone ! s’exclama Christmas. Je travaille en bas, à la réserve, et…
— Et moi, je ne t’ai pas laissé parler ! » rit-elle.
Christmas se dit qu’elle était très belle. Radieuse.
Elle fit une espèce de pirouette sur elle-même pour faire face au musicien :
« Et vous, vous avez apporté la partition ?
— Non ! » répondit-il.
La femme s’adressa à nouveau à Christmas :
« Qu’est-ce que je t’avais dit ? Ils ne l’apportent jamais ! (Et elle cligna de l’œil). OK, en attendant monte donc ton micro ! (Puis elle s’occupa encore du musicien). Vous, échauffez vos lèvres, on enregistre tout de suite. J’appelle le preneur de son et je vais vous chercher une partition…
— J’ai fait faire une copie en plus ! » compléta Christmas.
La femme se retourna et lui sourit avant de sortir.
Christmas posa la boîte blanche à terre, l’ouvrit et en sortit le micro. Il y avait écrit « 5R3 » dessus. Autrement dit, la cinquième place à droite, au troisième rang.
Pendant ce temps, après s’être humecté les lèvres, le musicien avait porté le cornet à sa bouche et il exécutait des gammes rapides devant un micro, au deuxième rang.
« Excusez-moi, intervint Christmas tout en branchant ses câbles, mais vous allez enregistrer au micro du soliste.
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’étonna le musicien. Le cornet joue toujours ici ! »
La femme hispanique rentrait à cet instant, accompagnée du preneur de son :
« C’est lui qui a raison : au micro soliste, merci ! lança-t-elle au musicien, plaçant la partition sur le pupitre au centre de la salle.
— Et l’autre, qui c’est ? lui demanda le technicien en indiquant Christmas du menton.
— Mon assistant personnel ! » répondit-elle en riant.
Le technicien franchit une petite porte insonorisée, pour réapparaître un instant plus tard derrière le grand rectangle de verre. On entendit le grésillement du téléphone intérieur :
« Quand tu veux ! Un essai niveaux, d’abord. Et dis à ton assistant personnel de bien refermer la porte en sortant. »
La femme se tourna vers Christmas, qui avait fini de monter son micro :
« Tu veux rester ? » lui demanda-t-elle à voix basse.
Le visage de Christmas s’éclaira :
« Je peux ?
— Ben, tu es mon assistant personnel, non ? plaisanta-t-elle. Viens, assieds-toi ici, près de moi », et elle s’installa à une petite table, tournant le dos au rectangle de verre et faisant face à la salle des concerts.
Christmas s’assit à son côté.
« Lumières, Ted ! » lança-t-elle.
On tamisa les lumières de la salle, créant une agréable pénombre. Une lampe s’alluma sur le pupitre.
« De la mesure 54 à la 135, indiqua la femme au musicien.
— Essai niveaux, annonça le technicien au téléphone.
— Non, Ted, tu peux contrôler les niveaux pendant qu’il répète le morceau.
— D’accord !
— Tu nous envoies le reste de l’enregistrement en salle, et puis tu le lui laisses dans l’écouteur.
— Je suis prêt ! dit le preneur de son.
— Vous êtes prêt ? » demanda-t-elle au musicien.
Celui-ci hocha la tête.
La musique envahit la salle. Le musicien regardait la femme. Elle bougeait la main devant elle, avec légèreté, comme un papillon. Puis elle dit à voix basse : « Et… un, deux, trois, quatre » et fit signe au musicien. Le cornet entama sa mélodie, exactement sur le temps voulu.
Читать дальше