« De nous deux, c’est toi le spécialiste, Cyril ! » fit-il.
Cyril lui pointa un doigt sur la poitrine :
« Pour toi, je suis Mister Davies , gamin ! » grogna-t-il. Mais Christmas vit que ses deux globes saillants brillaient, amusés. Puis l’homme tendit une main à l’intérieur de la réserve et se saisit d’un chiffon qu’il lança à Christmas :
« À partir d’aujourd’hui, ton boulot ce s’ra d’astiquer les lettres ! »
Il pénétra dans la réserve et ferma la porte derrière lui, dans un claquement sourd.
Christmas passa rapidement le chiffon sur les lettres et puis frappa à la porte.
« Qui c’est ? demanda Cyril à l’intérieur.
— Ouvre, Cyril, j’ai fini !
— Y a pas d’Cyril, ici ! »
Christmas poussa un soupir :
« OK ! Pouvez-vous m’ouvrir la porte, Mister Davies ? »
Cyril ouvrit et obligea Christmas à reculer pour aller vérifier les lettres. Le laiton brillait. Il hocha la tête et puis entra, laissant la porte ouverte. Christmas le suivit.
« Et ferme doucement ! » ordonna Cyril sans se retourner.
« Je suis rentré ! » se dit Christmas.
C’était une pièce immense, pleine d’étagères, sombre et basse de plafond. Au fond il y avait un établi, avec un fer à souder électrique, un étau manuel, des tournevis, une grosse loupe avec un soufflet d’extension, des ciseaux, des boîtes pleines de vis de toutes tailles, des microphones démontés, des rouleaux de câbles, des lampes, et plein d’autres choses totalement inconnues de Christmas.
« Qu’est-ce que je fais ? demanda celui-ci.
— Rien, répondit Cyril en s’asseyant à son poste de travail. Trouve-toi un coin où tu me casses pas les pieds, et tais-toi. »
Christmas se promena dans la réserve, fouinant d’étagère en étagère. Il souleva un support avec des lampes fixées dessus.
« Remets ça à sa place ! » ordonna Cyril sans se retourner.
Christmas le reposa sur l’étagère et poursuivit son exploration. Il régnait dans cette pièce une odeur qu’il ne connaissait pas mais qui lui plaisait. Une odeur métallique, se disait-il. Il remarqua une grosse bobine en bois avec du fil de cuivre dénudé enroulé autour.
« Et ça, à quoi ça sert ? » demanda-t-il.
Cyril ne répondit pas. Il saisit un tournevis et se mit à démonter un microphone.
Christmas s’approcha de lui. Il suivit ce qu’il faisait.
« Vous le réparez ? demanda-t-il.
— C’est ça que t’appelles te taire ? » fit Cyril sans jamais quitter des yeux son travail.
Christmas continua à observer les mains osseuses de Cyril, rapides et habiles à l’ouvrage. Après avoir ouvert la coque de protection du micro, il posa son tournevis, glissa un doigt dans un embrouillamini de fils et le ressortit ensuite délicatement en s’écriant :
« Ah, te voilà, salaud !
— Te voilà qui ? » s’étonna Christmas.
Cyril ne répondit toujours rien. Il reprit le tournevis, démonta un serre-fils à l’intérieur du micro, déroula le fil de soudure, approcha un câble d’une borne et, avec le fer à souder, fit tomber deux gouttes de plomb dans lesquelles il noya l’extrémité dénudée du câble. Puis il souffla dessus, vérifia la soudure, revissa le serre-fils, replaça soigneusement tous les fils à l’intérieur et fixa la carapace de métal. Enfin il passa un chiffon plein de gras sur les chromes du micro, avant d’insérer celui-ci dans un support. « Fais pas chier, salaud ! » dit-il dans le microphone. Un haut-parleur amplifia sa voix, de l’autre côté de la réserve. Cyril se mit à rire, décrocha le micro et le remit à sa gauche, dans une boîte en carton blanc où était écrit : « Salle A — IV p. — Effets sonores ».
Il s’étira et puis sortit une lampe de radio d’une boîte similaire, à sa droite. Il la plaça entre la lumière et lui et l’examina en silence. Il secoua la tête puis l’enveloppa dans un chiffon sale. Il prit un petit marteau et écrasa l’ampoule d’un coup sec : « Adieu, Jérusalem ! » dit-il tandis que le verre se brisait. Il rouvrit le chiffon et récupéra avec une pincette de fins filaments, qu’il posa dans une petite boîte. Ensuite il se leva, chiffon à la main : « Il faut vraiment que tu sois dans mes pattes, gamin ? » lança-t-il, allant vers un panier en métal où il fouilla parmi des éclats de verre. Quand il regagna son établi, Christmas tenait en main une vieille photographie représentant une femme noire, avec un regard fixe mais intense, debout, les deux mains appuyées sur une chaise où étaient posés un manteau et un chapeau.
« C’est votre mère ? » demanda Christmas.
Cyril lui ôta la photo des mains et la remit sur la table. Il alla se rasseoir et sortit d’une nouvelle boîte un panneau avec des curseurs. Il saisit le tournevis et commença à démonter le panneau, en silence.
Christmas resta un instant immobile, puis il tourna le dos et alla s’asseoir par terre, de l’autre côté de l’atelier, démoralisé. Peu après, il entendit un grésillement électrostatique qui provenait du haut-parleur au-dessus de sa tête :
« Tu es ignorant, petit, comme tous les blancs ! déclara la voix amplifiée de Cyril. Ce n’est pas ma mère ! C’est Harriet Tubman ! C’était une esclave. Son patron la prêtait à d’autres négriers. On l’a battue et enchaînée, on lui a fracassé la tête et brisé les os, et elle a vu ses sœurs être vendues à d’autres patrons. Et quand elle a réussi à s’enfuir, son mari, qui était un noir libre, l’a abandonnée, par peur de perdre ce qu’il avait, c’est-à-dire rien ! À partir de là, Harriet a aidé des dizaines et des dizaines d’esclaves à fuir. Après la Guerre de Sécession, il y avait une prime de quarante mille dollars sur sa tête. Plus que pour n’importe quel criminel de l’époque. Parce que Grandma Moses, comme nous l’appelons, elle était pire qu’un criminel, pour vous les blancs. Elle parlait de liberté : ce mot, vous les blancs vous en avez plein la bouche et c’est du vent. Mais dans la bouche d’un noir, ce mot devient un crime. Jusqu’à la fin, elle a lutté pour abolir l’esclavage. Elle est morte ici, dans le comté de New York, le 10 mars 1913. Et tous les 10 mars, en son honneur je crache sur un truc qui appartient à un blanc. Alors ne laisse rien traîner ce jour-là, tu es prévenu ! »
Christmas demeura silencieux un moment.
« Ma mère est italienne, dit-il enfin. Et elle a été traitée comme une espèce de noire.
— C’est des conneries ! » rétorqua Cyril. Puis on entendit le grésillement du haut-parleur qui s’éteignait.
Pendant quelques minutes, ils n’échangèrent plus un mot. Cyril courbé sur son travail. Christmas assis par terre.
« Viens donc me tenir ce câble » fit Cyril au bout d’un certain temps.
Christmas se leva et rejoignit l’établi.
« Tiens-le comme ça, sans bouger, bougonna Cyril.
— Ici ? »
Cyril saisit la main de Christmas et la plaqua sur la table, pour qu’elle tienne fermement le câble. Puis il se mit à souder l’extrémité d’un autre fil.
« Merci, fit Christmas.
— Toi, tu parles trop. »
Cyril était penché sur son établi, comme d’habitude. Mais depuis une semaine, on pouvait lire sur son visage laid et ridé une expression de satisfaction. Cyril savait tout sur la radio. La radio, c’était sa vie. Il ne ferait jamais carrière parce qu’il avait la peau noire comme l’ébène, mais peu lui importait. Il lui suffisait de pouvoir réparer tout ce qui se cassait, et de mettre au point de nouveaux systèmes afin d’améliorer la diffusion de paroles et de musique sur les ondes. C’est tout ce qu’il demandait. D’ailleurs, à sa façon, il avait déjà fait carrière. Quand il avait été embauché comme magasinier, sa seule tâche était de classer les pièces et de les apporter aux techniciens qui réparaient les dommages. Puis, avec le temps, et alors que sa paye demeurait celle d’un magasinier, il était devenu le technicien que tous ceux des étages supérieurs consultaient. Ce qui avait fait de lui un homme heureux. La réserve, c’était son univers. Son royaume. Il en connaissait tous les rayons et savait où trouver tout ce dont il avait besoin, et pourtant quelqu’un d’extérieur aurait jugé l’ensemble totalement chaotique. Quand on l’avait informé qu’il allait avoir un assistant, une dizaine de jours auparavant, Cyril s’était figé. L’idée d’accueillir un inconnu n’était pas pour lui plaire. Il l’avait perçue comme une intrusion. Mais depuis une semaine, ses manières bourrues laissaient tout de même deviner une certaine satisfaction devant l’arrivée de Christmas. En effet, s’il y avait une chose que Cyril détestait, c’était de monter aux étages supérieurs, les étages des blancs, pour livrer et remonter les pièces réparées. Quand il se trouvait dans les studios à proprement parler, il n’était plus le roi qu’il se sentait être dans la réserve. Il redevenait un simple noir. « Ce n’est pas l’heure du ménage » lui lançait-on lorsqu’on le voyait apparaître. Eh oui, que pouvait bien faire un noir dans un endroit pour les blancs ? Le ménage, bien entendu. Quoi d’autre ? Alors il était obligé de leur expliquer, par exemple, — le plus poliment possible, parce que les blancs, en plus, étaient très susceptibles — qu’il devait monter un microphone réparé. Et, à chaque fois, son pâle interlocuteur le regardait stupéfait. Et aucun de ces blancs des étages supérieurs ne le reconnaissait jamais. Pour les blancs, les noirs étaient tous pareils. Comme un connard de chien sur le trottoir, qui ressemblait aux millions de connards de chiens sur tous les trottoirs de New York. Alors, maintenant, c’était à Christmas de livrer les pièces réparées. C’était lui qui montait avec les boîtes en carton blanc dans les étages, chez les blancs. Ainsi Cyril était-il définitivement le roi de la réserve. Et c’était pour cela qu’en ce moment, pendant qu’il récupérait un cristal de galène dans un vieux poste de radio, il souriait intérieurement.
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