« Moi non plus, je ne vais pas durer longtemps ! s’écria-t-elle en riant. Bonsoir tout le monde ! » et elle s’écroula par terre. Sa tête heurta le départ de la rampe en fer forgé. Elle rit. Elle aperçut sa mère qui courait vers elle. « Maman… » murmura-t-elle presque affectueusement, comme si un espoir avait reflué dans sa gorge, faussant l’intonation de ce mot. « Maman… » répéta-t-elle. Et tandis qu’elle prononçait ce nom, elle eut l’impression qu’il sonnait de manière différente, comme s’il était composé d’autres lettres. Comme si elle avait dit « grand-père ». Ou bien « Christmas ». Et alors que sa mère la rejoignait, suivie de deux domestiques, et que toutes les sauterelles se tournaient vers elles, les mandibules pleines de nourriture, son rire se transforma en pleurs. Pendant un instant. « Maman, je pleure du sang ? » demanda-t-elle la voix empâtée par l’alcool mêlé aux pilules de sa mère.
« Ruth ! chuchota sa mère excédée. Ruth…
— … ne te donne pas en spectacle ! » acheva sa fille. Et alors elle se remit à rire, en essuyant ses larmes. Mais soudain la colère la saisit, comme une secousse, un tremblement de terre. Elle se leva, se débattit, gifla l’un des deux serveurs et bouscula sa mère. Comme une furie, elle toisa les sauterelles qui, tout à coup, s’étaient tues et la fixaient. Aussi rapide et inattendue qu’un feu ravageant un champ de paille, la rage la submergea, et Ruth planta alors ses ongles dans sa robe et dans son propre corps : car ce n’était pas contre sa mère ou les sauterelles, contre Christmas ou Bill, ni contre le monde entier que Ruth éprouvait cette rage terrible. C’était contre elle-même. Elle saisit un pan de sa robe et la déchira. Tout le monde découvrit que la fille aux yeux rouges portait d’épaisses bandes qui lui aplatissaient la poitrine. Et quand elle commença à attraper un bout de la gaze, les deux domestiques s’emparèrent fermement d’elle.
« Ce n’est rien, continuez à vous amuser ! » lançait la mère à leurs hôtes tandis que les serviteurs portaient Ruth dans l’escalier, accompagnés par les hurlements de la jeune fille, qui ainsi rompait enfin son long silence.
On jeta Ruth sur son lit.
« Il faut t’attacher ? » glapit sa mère avec un regard féroce et glacial.
D’un coup, Ruth se tut. Aussi soudainement qu’elle s’était mise à hurler. Et elle détourna la tête.
« Non, maman, répondit-elle doucement.
— Tu as gâché la soirée de ton père, tu t’en rends compte ? s’exclama la mère.
— Oui, maman.
— Mais tu es folle !
— Oui, maman.
— Il faut que je retourne auprès des invités, poursuivit-elle. Après ça, j’appellerai un médecin.
— Oui, maman.
— Sortez ! » ordonna-t-elle aux deux domestiques. Puis elle les suivit.
Ruth entendit la porte de sa chambre que l’on fermait à clef. Elle demeura immobile, la tête vide.
Crac .
Un bruit doux, cette fois. Un bruit amical. Amorti. Sourd.
« Tu as gâché la fête de ton père… commença-t-elle à dire doucement, d’une voix dénuée de toute intonation. Je t’en prie, Ruth… ton père a investi tout son argent… tout notre argent… dans le système DeForest… DeForest… tu as compris, non ? Le cinéma parlant… ton père n’est pas comme ton grand-père… pas comme ton grand-père… pas comme ton grand-père… DeForest… le système DeForest… tout son argent… le Phonofilm DeForest… tout son argent… le Phonofilm DeForest… faillite… DeForest a fait faillite… les producteurs… ton père n’est pas comme grand-père Saul… il faut que des producteurs l’aident… il n’est pas comme grand-père Saul… l’aident… l’aident… l’aident… tu as gâché la soirée de ton père… Grand-père Saul… de ton père… tu as ruiné ton père… »
Crac .
Comme une chute légère.
Ruth se tut. Tout avait cessé de tourner. Les murs, le plafond et le sol ne bougeaient plus. Maintenant, tout était immobile. Tout était clair. Son esprit était limpide. Transparent.
Elle se leva. Alla à la fenêtre. L’ouvrit. Grimpa sur le rebord. Elle pouvait voir les sauterelles, là en bas. Mais les sauterelles ne la voyaient pas. Seules ses huit sœurs se tournèrent pour la regarder. Elles lui sourirent. Tendirent les bras. Vers elle.
Elle sauta dans le vide.
Crac .
Quand elle toucha terre parmi les hôtes de la fête, sur les carreaux toscans en terre cuite, Ruth fut étonnée. Elle ne sentait rien. À nouveau, elle ne sentait rien. Aucune douleur. Elle n’entendait aucun cri non plus. Ni ne voyait aucune couleur. Elle avait quelque chose de sucré dans la bouche. Son sang était devenu sucré.
Et puis, l’obscurité vint enfin.
Christmas compta sept hautes marches de granit blanc et poreux. Il posa la main sur la barre métallique de la porte tambour et pénétra dans le hall de cet immeuble de la cinquante-cinquième rue ouest, non loin du banc de Central Park où il retrouvait Ruth autrefois. Il se dirigea d’un pas assuré vers le comptoir de la réception, en ronce de noyer luisant. Deux femmes étaient assises derrière, l’une très jeune et l’autre d’une quarantaine d’années, toutes deux très jolies et habillées à l’identique. Dans leur dos, une inscription en grandes lettres annonçait : « N.Y. Broadcast ».
« On m’a dit de me présenter aujourd’hui » expliqua Christmas à la plus jeune.
La jeune femme lui sourit tout en tendant le bras vers le combiné du téléphone interne :
« Avec qui avez-vous rendez-vous ? » lui demanda-t-elle gentiment.
Christmas porta une main à sa poche et en tira une feuille où était inscrit un nom : « Cyril Davies » répondit-il.
La jeune fille fronça les sourcils et d’un doigt lui fit signe d’attendre. Puis elle se tourna vers sa collègue et attendit qu’elle termine sa conversation téléphonique.
Christmas regardait autour de lui et se disait, surexcité : « Ça y est, j’y suis ! »
« Tu connais le numéro de… Cyril Davies ? » demanda la jeune femme à sa collègue lorsque celle-ci eut terminé sa communication.
La collègue, les coins de la bouche affaissés, secoua la tête.
« Vous êtes sûr qu’il travaille ici ? » demanda la jeune réceptionniste à Christmas.
Les deux femmes le fixaient. Elles regardaient son costume marron bon marché ainsi que la cicatrice qui marquait sa lèvre inférieure et descendait jusqu’au menton.
« Tu es sûr ? insista la quadragénaire.
— C’est ce qu’on m’a dit » répondit Christmas, mal à l’aise.
Elle haussa un sourcil et, sans cesser de le dévisager, dit à sa jeune collègue : « Vérifie dans l’annuaire. » Puis elle décrocha le téléphone et composa un numéro : « Mark, dit-elle à voix basse, où es-tu ? » Rien d’autre.
Peu après, tandis que la jeune collègue parcourait une longue liste en murmurant « D… D… Dampton… Dartland… Davemport… », un homme en uniforme surgit dans le hall.
« Y a un problème ? fit l’homme de la sécurité en examinant Christmas.
— Davison… Dewey… continua la jeune femme. Pas de Davies ! conclut-elle en s’adressant à sa collègue.
— Je suis désolée, fit celle-ci à Christmas. Aucun Davies.
— On m’a dit de me présenter aujourd’hui, insista Christmas. Et ça, c’est le nom qu’on m’a donné. »
La quadragénaire prit l’annuaire et pointa un doigt entre deux noms :
« De Davidson, on passe à Dewey. Il n’y a pas de Davies, je suis désolée, dit-elle froidement.
— Ce n’est pas possible ! protesta Christmas.
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